INTRODUCTION

 


La science historique doit aujourd'hui se baser sur l'étude approfondie des documents contemporains, et l'on sait que, pour certaines époques, ces documents consistent essentiellement dans les actes émanés des pouvoirs publics, ou intervenus entre les particuliers. Aussi les archives ont-elles été explorées de toutes parts, les pièces qu'elles renferment scrutées avec soin, et l'on a imprimé un nombre toujours plus considérable de textes inédits. L'abondance même de ces matériaux, leur dissémination dans une multitude de recueils et d'ouvrages de tout genre risquaient de rendre singulièrement difficile leur mise en œuvre, et de nuire ainsi à leur véritable utilité. Un nouveau travail préparatoire était dès lors nécessaire : on a dû coordonner ces documents et en publier des répertoires chronologiques. De tels répertoires sont généralement connus sous le nom de Régestes et constituent de nos jours une branche importante de la littérature historique.

Il règne une grande diversité dans le cadre des Régestes et dans leur composition. Quelques-uns sont consacrés à une série de souverains et enregistrent tous les actes rendus en leur nom. D'autres embrassent l'ensemble des chartes ou même des documents de toute nature qui se rapportent, durant une période déterminée, à l'histoire d'un État ou d'une contrée. Tantôt les éditeurs, en consignant la date d'une pièce et l'endroit où elle se trouve, ne la caractérisent elle-même que par son titre ou une mention sommaire; tantôt ils en fournissent une analyse plus détaillée, relèvent les principaux renseignements qu'on peut en tirer, et signalent, entre autres, les noms de tous les personnages et les données topographiques. Sous ces formes diverses, les Régestes fournissent toujours un guide indispensable aux investigateurs du passé; ils leur épargnent le temps et la peine, en indiquant à l'avance la source où les matériaux doivent être puisés. Ils peuvent, en outre, éclairer directement l'histoire en rapprochant, dans l'ordre chronologique, les documents relatifs à un même pays, ou à une même dynastie, et en présentant la série successive des faits qui résultent de pièces authentiques. Les Régestes rendent dès lors à la science d'incontestables services, et ont donné partout une forte impulsion à l'étude exacte du moyen âge. Il suffit de citer ceux des Empereurs, édités par Bœhmer, ceux des Papes, dus à Jaffé, la Table des Chartes et Diplômes commencée par les Bénédictins et poursuivie par l'Institut de France.

Dans des proportions bien plus restreintes, le travail que nous avons entrepris sur l'histoire de Genève se rattache à la même catégorie d'ouvrages. Il faut toutefois déterminer le champ de notre publication et indiquer les caractères spéciaux qu'elle présente.

 

I

 

L'histoire de Genève se répartit, au point de vue politique, en quatre périodes bien tranchées. — Durant la première, qui s'étend jusqu'en 1032, la ville de Genève est successivement comprise dans la confédération des peuples Allobroges, dans l'empire Romain, dans le royaume des Burgondes, dans l'empire des Francs, enfin dans le second royaume de Bourgogne, sous la dynastie Rodolphienne. — A la mort du dernier membre de cette famille s'ouvre pour Genève une seconde époque. Cette cité devient alors, sous la suzeraineté impériale, le siège d'une organisation politique distincte, à la tête de laquelle est placé un Prince ecclésiastique. Cette seconde période, qui offre le spectacle de luttes animées entre l'Évêque, les seigneurs laïques du voisinage et les citoyens, dure cinq siècles : elle aboutit à l'entière émancipation de la Commune, à son alliance avec des cités helvétiques et à l'établissement de la Réformation. — L'existence de la République indépendante appartient à la troisième période; et l'ère actuelle voit se dérouler les destinées de cette République devenue l'un des États de la Confédération suisse.

Le volume que nous publions embrasse la première de ces périodes et trois siècles environ de la seconde, jusqu'à l'année 1311. L'extrême abondance des documents relatifs au quatorzième et au quinzième siècle, la forte proportion surtout de ceux qui sont encore inédits ne permettaient point de les comprendre dans le cercle de nos recherches actuelles et nous auraient probablement contraints à modifier, pour ces temps plus rapprochés du nôtre, la forme donnée à ce Répertoire. En prenant pour limite la mort de l'évêque Aimon du Quart, nous nous sommes arrêtés à un moment qui correspondait à des changements essentiels dans la situation politique du pays: c'est à cette époque, en particulier, que se constitue définitivement le pouvoir communal et que l'on voit la prépondérance de la maison de Savoie acceptée, sans retour, par celle de Genève.

Pour la portion de l'histoire à laquelle s'applique ainsi le Régeste, on ne pouvait tenir compte ni des limites actuelles du Canton, ni de celles de l'ancienne République. Une attention plus spéciale devait sans doute être portée sur la ville même de Genève, mais la seule circonscription en rapport avec le caractère de l'époque à étudier, devait être celle du diocèse. Quoique répartis entre diverses seigneuries, les territoires qui le composaient étaient tous, en effet, au point de vue religieux et pour l'exercice de quelques droits régaliens, soumis à l'autorité du même prélat. L'étude des institutions et de la vie sociale, dans les parties les plus éloignées du diocèse, fait d'ailleurs comprendre plus clairement la nature des pouvoirs dont la cité épiscopale est le centre; et, quant aux destinées particulières de la communauté genevoise, elles se sont réellement développées sous l'influence des événements dont tout le diocèse était le théâtre.

Pendant le règne des dominations étrangères qui se succèdent dans la première période, l'histoire politique de Genève se confond avec celle des États auxquels elle est soumise; aussi les seuls témoignages servant à révéler son existence ou la position qui lui est faite, doivent-ils être recherchés dans les mentions incidentes des auteurs classiques, des anciens chroniqueurs et des actes ecclésiastiques. Les chartes proprement dites, se rapportant au diocèse de Genève, apparaissent sous la dynastie Rodolphienne; elles acquièrent dès lors une valeur de plus en plus grande, et ne tardent point à constituer la source presque exclusive de notre histoire. C'est donc à recueillir ces chartes et à les publier que devaient s'appliquer surtout les investigateurs de nos annales.

Cette tâche abordée par les auteurs du Citadin, avait été reprise, le siècle dernier, par J.-A. Gautier, l'annotateur de Spon, et par Besson, curé de Chapeiry. On pouvait encore joindre à ces premiers documents ceux que Guichenon et Valbonnais avaient réunis pour la maison de Savoie et le Dauphiné. Mais c'est dans notre siècle que, sous l'impulsion nouvelle donnée aux études historiques, la recherche et la publication des textes ont pris une grande extension. On a commencé à mettre en ordre les archives de Genève, une Société d'histoire s'est constituée, et ses membres ont accompagné leurs travaux des anciens documents servant de pièces justificatives. L'un d'entre eux spécialement, Edouard Mallet, s'était donné pour mission d'étudier, soit dans nos archives, soit dans d'autres villes, où les dépôts de ce genre étaient récemment ouverts, tous les actes pouvant éclairer l'histoire politique de Genève et le développement du droit public et privé. Plusieurs centaines de chartes avaient été imprimées par ses soins et insérées dans les divers volumes de nos Mémoires; mais celles qu'il avait seulement transcrites étaient bien plus nombreuses encore, puisque, pour la période même dont il s'était le plus occupé et qui se terminait en 1311, ses manuscrits ont fourni la presque totalité des quatre cents documents inédits publiés dans le quatorzième volume des Mémoires de notre Société. Les autres chartes contenues dans le même volume ont achevé de livrer au public l'ensemble des pièces composant les séries les plus importantes des archives de Turin et de Genève.

Des travaux analogues, entrepris hors de notre ville, se rapportaient de même à quelques parties du diocèse. Les provinces de l'ancienne monarchie de Savoie ont fait l'objet de savants recueils, tels que les Historiae Patriae Monumenta et les Documenti de Cibrario et Promis, ou de monographies détaillées, telles que celles dues à Ménabréa et à Wurstemberger. Les territoires situés sur la rive droite du Rhône se trouvaient dans le cercle spécial d'activité embrassé par la Société d'histoire de la Suisse romande. Enfin la communauté et la solidarité des institutions ecclésiastiques et politiques étaient de telle nature, au moyen âge, que l'on rencontre fréquemment des mentions relatives à Genève, dans des recueils publiés en Allemagne, en Italie, en France et même en Angleterre. Sans doute, plusieurs documents, enfouis dans des archives ou dépôts de famille, sont encore ignorés; d'autres, signalés d'une manière générale, n'ont point été mis au jour. Néanmoins ceux qui sont connus jusqu'ici, forment déjà un nombre considérable; ils peuvent, rapprochés les uns des autres et consultés avec soin, satisfaire à la fois aux exigences principales de la science historique et à l'intérêt des amis du pays. On se trouve donc aujourd'hui, pour l'histoire de Genève, en présence de ce même étal de choses qui a provoqué en d'autres lieux la rédaction de répertoires chronologiques. Les inconvénients de la dissémination des matériaux sont d'autant plus sensibles que l'on doit, pour scruter le passé d'une contrée peu étendue, mais dont les destinées politiques ont souvent varié, consulter de volumineux recueils publiés dans un grand nombre de pays différents.

En abordant, pour un ressort géographique et politique aussi restreint que le nôtre, l'idée d'un simple Régeste, nous avons pensé qu'il était permis de remonter aux temps historiques les plus anciens, et de donner accès à tous les documents écrits, à ceux même que l'on exclut souvent de tels ouvrages. Aussi verra-t-on plus d'une fois que c'est par une reproduction intégrale ou par une traduction, que nous avons dû faire connaître des fragments de géographes ou d'historiens de l'antiquité, des épîtres de prélats, des signatures de Conciles. Quant aux chartes, qui constituent le contingent normal des Régestes, nous nous sommes attachés à en faire ressortir non-seulement la nature générale, le but et l'occasion, mais le contenu lui-même, ainsi que les renseignements historiques, topographiques et parfois juridiques, découlant du texte original. Sans doute c'est à ce texte que recourront tous ceux qui font de l'étude critique et approfondie du passé l'objet de leurs travaux; mais souvent ces érudits ne s'occupent que d'une branche de l'histoire, ou que d'une institution spéciale du moyen âge: ils demanderont alors au Régeste de leur signaler, parmi les chartes genevoises, celles qui offrent le genre de renseignements qu'ils recherchent. Ces explorateurs scrupuleux des pièces originales ne sont pas, du reste, les seules personnes auxquelles le présent travail est destiné. L'histoire est dans nos Républiques du domaine de tous: chaque citoyen s'intéresse au passé de sa patrie et sait que la connaissance exacte de ce passé ne peut plus être cherchée dans des récits légendaires ou superficiels. Les Genevois veulent être mis en rapport direct avec les sources originales de leur histoire; ils doivent désirer que celles-ci leur soient présentées dans leur langue usuelle, et condensées en un seul ouvrage, au lieu de rester disséminées dans plusieurs bibliothèques. Nous avons cherché à satisfaire à ces légitimes exigences. Ainsi s'expliquent et se justifient la forme et l'étendue de nos analyses, les notes dont la plupart des articles sont accompagnés, les tableaux généalogiques, enfin les aperçus généraux formant le Préambule de chaque épiscopat. Le Régeste, en un mot, sans prendre le caractère d'un récit continu, a dû réunir les principaux éléments d'une élaboration historique; et, tout en offrant les matériaux d'études approfondies, ainsi que le canevas de plusieurs monographies, il permet de suivre avec certitude les destinées de la cité genevoise.

Mais, avant de présenter au lecteur la série chronologique des faits, il peut être utile de jeter un coup d'oeil rapide sur la topographie du diocèse, et d'indiquer les principaux pouvoirs qui s'exerçaient dans son territoire.

 

II

 

Le plus ancien document dont il soit possible de déduire l'existence d'un évêque de Genève, se rencontre dans les signatures du concile d'Aquilée, en 381. Il est probable, néanmoins, que l'introduction du christianisme dans nos contrées avait eu lieu à une époque notablement antérieure, et, sans admettre à cet égard des traditions légendaires, on peut supposer, avec raison, que les églises fondées vers la tin du second siècle à Lyon et à Vienne n'avaient pas tardé à envoyer sur les rives du Léman des propagateurs de leurs croyances.

Dans la hiérarchie des administrations romaines, Genève constituait une des Civitates de la province Viennoise; dès lors, l'existence d'un évêque spécial, présidant à cette Civitas, était une application naturelle de la règle généralement suivie à cette époque pour la constitution des premières églises chrétiennes, règle qui se réalisa en particulier pour toutes les autres cités de la Viennoise. On sait aussi que, d'après le même principe de corrélation entre les divisions civiles et ecclésiastiques, l'évêque d'une métropole exerçait la suprématie sur tous les autres prélats de la province envisagés comme ses suffragants. Or, cette loi qui, dans l'origine, avait été observée pour la province de Vienne, subit une atteinte, lorsque la prééminence de cette ville lui fut disputée parcelle d'Arles, remplaçant Trêves comme capitale des Gaules, à la tin du quatrième siècle. Après de longs débats, les prétentions respectives de ces deux cités aboutirent à l'érection de chacune d'elles au rang de métropole sur quelques-uns des diocèses, leurs voisins; le pape Léon premier, par son décret du 5 mai 450, décida que Genève continuerait à être subordonnée à Vienne; et la suprématie de l'archevêque de cette ville joue, en effet, un rôle important au moyen âge dans l'histoire ecclésiastique et politique du diocèse de Genève.

Les circonscriptions adoptées pour chaque diocèse ont de même correspondu, en thèse générale, à celles des Civitates romaines; toutefois, une anomalie se présente pour celui de Genève. Les témoignages les plus anciens qu'on puisse rattacher à ce sujet donnent à notre diocèse la même étendue qui est uniformément constatée pour les temps postérieurs: ses limites n'embrassent pas seulement les contrées de la Viennoise, se rattachant à Genève, mais en outre quelques territoires situés sur la rive droite du Lac et du Rhône, qui faisaient partie de la province Séquanaise. On ignore la date et les causes de cette constitution exceptionnelle; en particulier, aucun document n'est venu confirmer l'hypothèse d'après laquelle ces territoires, à l'ouest du Rhône, auraient été primitivement compris dans un diocèse qui aurait eu Nyon pour chef-lieu, mais qui, disloqué plus tard, serait venu augmenter en partie celui de Genève, tandis qu'une autre portion aurait constitué le diocèse de Belley. Quelle que soit, du reste, l'opinion qu'on adopte au sujet de la formation du diocèse de Genève, ses limites générales et celles de ses grandes divisions n'ont plus changé dès le dixième siècle environ jusqu'à la Réformation.

Le siège épiscopal n'a pas cessé d'elle à Genève; et la cathédrale de cette ville, sous le vocable de Saint-Pierre-aux-Liens, était confiée à la direction d'un Chapitre de chanoines sécularisés de l'ordre de Saint-Augustin. Les propriétés de l'Église de Genève étaient appelées terres de Saint-Pierre. La ville elle-même formait, avec sa banlieue, un centre directement soumis à la souveraineté de l'Évêque. Cette banlieue avait au reste fort peu d'étendue, principalement sur la rive droite du Rhône, où elle ne comprenait que le quartier de Saint-Gervais, formant un faubourg, et les terres du prieuré de Saint-Jean-les-Grottes. Sur la rive gauche du fleuve, elle se prolongeait jusqu'à l'Arve au sud, et jusqu'aux ruisseaux de la Seime à l'est, et de Trainant au nord. Elle comprenait, dans cette partie, les faubourgs de Saint-Léger et de Saint-Victor, les localités de Palais, de Champel et de Rive. Quant aux autres territoires du diocèse, ils paraissent avoir été, dès l'époque pour laquelle on possède des données historiques, divisés en huit décanats, soit circonscriptions ecclésiastiques soumises chacune à un Doyen, ordinairement membre du Chapitre. C'est d'après cette division qu'a été dressée la carte du diocèse, annexée au Régeste.

Lorsqu'on avait franchi à l'orient la banlieue de Genève, on entrait dans le décanat d'Annemasse qui, d'une part, s'étendait le long de la rive gauche du lac jusqu'à Hermance, et de l'autre, remontait le cours de l'Arve jusqu'au torrent de la Menoge. — Si l'on continuait à suivre la côte orientale du lac, on trouvait le décanat d'Alinge qui occupait la plus grande partie de ce littoral, depuis Hermance jusqu'à Saint-Gingolph, où il était limitrophe du diocèse de Sion. Ce décanat a été connu sous le nom de province du Chablais. — Si, revenant à Annemasse, on se dirigeait du côté de l'est, on atteignait, après la Menoge, le décanat de Sallanches, borné par la chaîne des Alpes où l'Arve prend sa source, et formé de presque toutes les vallées parcourues par cette rivière ou ses affluents. Il s'étendait au nord-est jusqu'à Trient et au sud jusqu'à Flumet, correspondait au Faucigny et confinait aux diocèses de Sion, d'Aoste et de Tarentaise.

Immédiatement au midi de Genève, rive gauche de l'Arve et du Rhône, se trouvait le décanat de Vuillonnex, dont le chef résidait dans la localité de ce nom, qui forme aujourd'hui une partie du village de Bernex. La circonscription soumise à ce doyen comprenait, à l'ouest, le territoire qu'on a appelé la Champagne et, au sud-est, une grande partie des Bornes. Elle renfermait les deux versants du Salève et s'étendait au midi de Genève, jusqu'au mont Vuache et jusqu'aux Usses, près de Cruseilles. — En continuant à se diriger au sud-ouest, on rencontrait, sur la rive gauche du Rhône, le décanat de Rumilly qui formait une bande de terrain longitudinale depuis le Vuache au lac du Bourget, et comprenait ainsi la Sémine, une partie du Genevois et l'ancien Albanais, jusque près d'Aix, où il était limitrophe du décanat de Chambéry appartenant au diocèse de Grenoble. — A l'est de Rumilly et au sud des Usses s'étendait le décanat d'Annecy qui renfermait, autour du lac de ce nom et jusqu'à Ugine, quelques parties du Genevois et de l'Albanais, plus le plateau entier des Bauges jusqu'au sommet des montagnes qui dominent l'Isère. Dans cette dernière partie, il confinait au diocèse de Tarentaise.

Si nous nous transportons maintenant sur la rive droite du Rhône et du lac, nous trouvons, en dehors du faubourg de Saint-Gervais, le décanat d'Aubonne, appelé aussi d'outre-Rhône. Il s'étendait au nord jusqu'à la rivière d'Aubonne, qui séparait le diocèse de Genève de celui de Lausanne; à l'ouest, il comprenait la première chaîne du Jura, la vallée de Chézery, située au couchant de cette chaîne, et la Michaille, jusqu'aux confins des villes de Nantua et de Seyssel; il renfermait ainsi tout ce qui a dû former l'ancien comté Équestre, dont une partie a été appelée Pays de Gex. — Au sud de ce décanat se trouvait enfin celui de Ceysérieu, qui tirait son nom d'un doyenne, aujourd'hui paroisse, situé à une lieue à l'ouest de Culoz et à deux lieues au nord de Belley. Ce décanat était formé du Valromey, d'une partie du Bugey sur la rive droite du Rhône, et de la Chautagne sur la rive opposée du même fleuve.

A cette nomenclature, aride sans doute, mais utile pour se familiariser avec les noms de contrées dont le Régeste aura souvent à parler, il conviendrait peut-être d'ajouter ici la liste des établissements monastiques du diocèse fondés avant le quatorzième siècle; mais elle se trouve à peu près complète dans l'article consacré au Pouillé (année 1306, p. 391). Il nous suffira de citer comme les plus anciens ou les plus importants d'entre eux : les prieurés de Saint-Victor dans la banlieue de Genève, de Satigny à deux lieues ouest de cette ville, de Peillonnex, Contamine et Chamonix en Faucigny, et de Talloire, au bord du lac d'Annecy; les abbayes de Bonmont au pied du Jura, d'Abondance et d'Aulps en Chablais, de Sixt en Faucigny, et de Hautecombe sur le lac du Bourget. Le diocèse renfermait encore sept chartreuses et plusieurs maisons de Templiers, dévolues plus tard à l'ordre des Frères hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Dans la banlieue même de Genève, on voit s'établir, au treizième siècle, le couvent des Dominicains ou Frères prêcheurs, en Palais, et celui des Franciscains ou Frères mineurs, à Rive.

C'est aussi dans le Pouillé du diocèse que l'on trouvera la liste de toutes les églises et chapelles comprises dans les huit décanats ruraux. Quant aux églises situées au dedans des limites de la ville, elles étaient au nombre de sept : la cathédrale, dont l'autel paroissial portait le nom de Sainte-Croix, et les églises de Notre-Dame-la-Neuve, de Sainte-Marie-Madelaine, de Saint-Germain, de Saint-Gervais, de Saint-Léger et de Saint-Victor.

 

III

 

Sous les dominations successives auxquelles Genève avait été soumise jusqu'à la fin du dixième siècle, les pays compris dans le diocèse obéissaient tous uniformément à une seule et même puissance politique. Mais, sous le dernier roi Rodolphien, les concessions d'immunités, et le principe qui s'introduisit alors dans le royaume de Bourgogne de l'hérédité des offices, eurent pour effet la création de plusieurs pouvoirs distincts. Lorsque, en 1032, la couronne de Bourgogne eut été dévolue aux rois de Germanie, la souveraineté de ceux-ci s'exerça moins par une action personnelle et directe, que par une suprématie hiérarchique sur les seigneuries locales. Cette époque est, dans nos contrées, celle de l'épanouissement du régime féodal.

Un des premiers résultats en Bourgogne de la dislocation de l'autorité royale fut l'attribution, à la plupart des évêques, des pouvoirs politiques sur leurs cités épiscopales et même sur des ressorts territoriaux plus ou moins étendus. Pour plusieurs prélats, ce fait est constaté par des diplômes émanant de Rodolphe III et parvenus jusques à nous. Si l'on n'en possède point pour l'Église de Genève, il est probable que, dès ce règne et peut-être antérieurement, elle jouissait de l'immunité dans l'enceinte de la ville, et exerçait plusieurs des attributs de la puissance publique. Hugues, évêque de Genève dès 988 à 1019 environ, était neveu de l'impératrice Adélaïde, et il assistait fréquemment à la cour des Empereurs; Prince du royaume de Bourgogne et conseiller du roi Rodolphe, il est désigné, en termes exprès, comme l'instigateur des diplômes accordés à plusieurs de ses collègues; il aurait été mieux placé qu'un autre pour faire concéder à son siège des privilèges dont celui-ci aurait été dépourvu. Quelle que soit, au reste, l'origine précise de ces droits, leur existence est authentiquement constatée : deux des successeurs de Hugues frappent, du vivant même de Rodolphe III, des monnaies portant leur nom et celui de leur cité, et, durant tout le moyen âge, les monuments du droit public établissent tous, d'une manière uniforme, qu'à l'Évêque seul appartient la seigneurie temporelle sur la ville et la banlieue de Genève, qu'il exerce dans l'étendue du diocèse des régales importantes, et que, pour ces droits, il relève immédiatement de l'Empire.

D'une part, en effet, dans les nombreux traités ou sentences arbitrales qui, durant les douzième et treizième siècles, règlent la position respective de l'Évêque et du comte de Genevois, il est reconnu, en termes presque identiques, que l'évêque, entre autres droits, a seul, dans la ville de Genève, le domaine direct sur le sol, la juridiction civile et criminelle sur les habitants, le droit d'édicter, sous sanction pénale, des prescriptions législatives, enfin la jouissance de divers impôts et revenus. D'autre part, la qualité de Prince de l'Empire, qui appartenait déjà, sans doute, à l'évêque Humbert de Grammont, lorsqu'il prenait part, en 1125, à la cour de l'empereur Henri V, est expressément reconnue, en 1154, à Àrducius, son successeur, par l'empereur Frédéric Barberousse qui investit ce prélat des droits régaliens, et qui les lui maintint en 1162, lorsqu'il révoqua la concession accordée dans l'intervalle au duc de Zaeringen, au préjudice de l'Église de Genève.

Quelques-uns des droits attribués à l'Évêque dans la ville n'étaient pas toujours exercés par lui personnellement, ou par des ecclésiastiques délégués, mais se trouvaient confiés à des seigneurs laïques prêtant alors un hommage spécial pour ces fonctions qui, comme toutes les autres, devinrent bientôt héréditaires. Tel fut le cas de la justice civile et de la justice pénale inférieure, dévolues, avec d'autres droits moins importants, à un remplaçant du Seigneur-Évêque, soit à un Vidomne (Vice-Dominus). L'office du Vidomnat de Genève, qui paraît avoir appartenu, dès le douzième siècle, à une famille noble du voisinage, fut ensuite hypothéqué par un des membres de cette famille, puis racheté par une branche collatérale, et celle-ci le conserva jusques vers la fin du treizième siècle, époque où il tomba entre les mains d'un prince plus puissant, le comte de Savoie.

En dehors de Genève, l'Évêque était seigneur féodal direct de trois territoires ruraux: celui de Salaz, enclavé dans le Faucigny et qui était aussi appelé de Thiez, d'après le nom de la maison forte qui le défendait, celui de Jussy dans le décanat d'Annemasse, et celui de Peney sur la rive droite du Rhône. Des châteaux furent construits par les Évêques dans ces deux dernières possessions, qualifiées de châtellenies ou mandements. Des donations successives, faites par des laïques, mirent aussi le Chapitre de Saint-Pierre, ses principaux officiers et le couvent de Saint-Victor en possession de plusieurs localités voisines de Genève, où ils exercèrent des droits de juridiction qui ont donné lieu à de fréquentes transactions et occupent une grande place dans notre travail, comme dans l'histoire du pays.

 

IV

 

Parmi les seigneurs laïques possédant une autorité politique dans le diocèse de Genève, il en est deux qui, revêtus du titre de comte et exerçant un pouvoir considérable, ont joué tour à tour, vis-à-vis de l'Évêque et de la cité, un rôle prépondérant : ce sont les comtes de Genevois et ceux de Savoie. L'origine de leurs familles est entourée d'obscurité; mais il est possible, pour chacune d'elles, de remonter d'une manière certaine à des personnages figurant dans la première moitié du onzième siècle.

On sait que, sous la dynastie Carolingienne, la qualification de Comte était donnée à des fonctionnaires qui, revêtus d'attributions à la fois militaires, administratives et judiciaires, se trouvaient préposés à un pagus ou district, appelé d'après eux Comitat ou Comté. Eginhard, en parlant d'un nommé Frumold, nous apprend qu'il était fils d'un officier chargé viagèrement de ces fonctions dans le district ayant Genève pour chef-lieu. Sous les Rodolphiens, une organisation semblable continue à subsister, mais le ressort administratif des comtes paraît avoir été dès lors assez restreint : le seul diocèse de Genève en comptait, en effet, plus d'un, et les comtes du pagus Equestre sont, entre autres, souvent signalés pendant la durée de cette dynastie. C'est d'ailleurs par simple conjecture que l'on peut assigner au district Genevois, quelle qu'en ait été l'étendue, quelques-uns des comtes qui, dans les chartes Rodolphiennes, apparaissent avec leur nom personnel et leur qualité honorifique, sans indication expresse de territoire, ni de résidence.

Après la mort de Rodolphe III, on trouve au nombre des adversaires de l'empereur Conrad, un chef du nom de Gérold, mentionné en 1034 comme un prince de la contrée de Genève. Ce Gérold est signalé en outre comme descendant par les femmes de la famille des Rodolphiens, mais on ignore s'il se rattachait par un lien quelconque de parenté, ou d'alliance, aux Comtes de la période antérieure à 1032, en particulier à Robert, fondateur du prieuré de Peillonnex. Ce qui semble établi, c'est qu'il est la tige de la maison qui a fourni jusques à la fin du quatorzième siècle la suite des comtes de Genevois.

La principale résidence des membres de cette maison se trouvant au chef-lieu du diocèse, le nom de Genève est devenu naturellement celui de la famille, mais cette résidence n'altérait en rien la seigneurie de l'Évêque sur la ville. C'était, en effet, de ce prélat qu'ils tenaient féodalement leur château; c'était en leur qualité de premiers officiers et de vassaux, que les comtes remplissaient les fonctions d'avoués soit défenseurs laïques de l'Église de Genève et qu'ils étaient chargés de l'exécution des sentences criminelles. Toute autre était leur
position hors des murs et dans presque tous les pays entourant la banlieue de Genève : sur ces territoires, ils exerçaient la pleine autorité politique, sous la suzeraineté de l'Empereur. Il en était ainsi incontestablement pour les contrées au midi de Genève, situées entre cette ville et le lac d'Annecy. La même position existait sans doute pour les vallées arrosées par l'Arve et dès la source de cette rivière, puisque le comte Àimon, en cédant au couvent de Saint-Michel de la Cluse le territoire de Chamonix, rappelle expressément qu'il fait partie de son comté, et puisqu'on ne saurait expliquer autrement la vassalité des seigneurs de Faucigny vis-à-vis des mômes Comtes. Enfin, sur la rive droite du lac, les comtes Equestres disparaissent avec la dynastie Rodolphienne, et c'est la maison de Genève qui, après avoir gouverné le Pays de Gex, le constitue pour l'une de ses branches en une baronnie distincte, de laquelle relèvent plusieurs seigneuries moins importantes du décanat d'Aubonne.

On peut donc admettre qu'aux onzième et douzième siècles, le ressort politique et féodal de ces Comtes comprenait la majeure partie du pagus Genevois, dans l'acception la plus large de ce terme, et ne différait guère de la circonscription des anciens comtés Carolingiens. Mais, pendant la durée du second royaume de Bourgogne, la position de droit avait été entièrement changée : d'un côté, les Comtes étaient devenus héréditaires et souverains dans plusieurs territoires hors de Genève; de l'autre, ils n'étaient, dans cette ville, que premiers vassaux de l'Évêque. Dès lors, le nom de comtes de Genève n'a pu leur être donné ou conservé que comme un titre honorifique; aussi, sans attacher aujourd'hui à ces nuances de dénomination l'importance qu'elles ont pu avoir autrefois au point de vue politique, nous avons estimé que le nom de comtes de Genevois est celui qui correspond le plus exactement avec le droit public et avec la position féodale qu'ils ont occupée.

En dehors du diocèse de Genève, les comtes de Genevois avaient dans celui de Lausanne plusieurs propriétés allodiales, telles que Rue, Romont, les Clées, et des mouvances importantes, celle, par exemple, des comtes de Gruyère; mais la provenance des unes comme des autres demeure, malgré de récents et consciencieux travaux, à l'état de problème historique. Les membres de la maison de Genève s'allièrent avec plusieurs familles illustres des pays voisins: celles des comtes de Savoie, des barons de Faucigny, de Domène, de Grandson, de la Tour-du-Pin et Coligny, de Châlons. Les cadets de leur famille embrassèrent les dignités ecclésiastiques, quatre frères se trouvèrent simultanément revêtus de la mitre épiscopale, et l'un de ses membres est parvenu jusqu'à la pourpre pontificale. Ces pouvoirs, ces alliances, ces hautes dignités devaient les rendre, pour nos Évêques, des voisins trop souvent dangereux! La limite précise des droits était, à l'époque féodale, bien souvent mise en oubli par la prépondérance matérielle de tel pouvoir laïque, ou par des faveurs dues à des alliances de famille. Des réclamations ne tardaient point à s'élever ; on recourait aux supérieurs politiques ou ecclésiastiques, et ceux-ci procédaient généralement par voie d'arbitrages et de transactions. Ainsi, dans le cours du douzième siècle, on rencontre une série de voies de fait, de contestations et de traités qui révèlent, d'une part, la tendance incessante des comtes de Genevois à dépasser leurs attributions, en profitant des circonstances générales de l'Empire, ou de la faiblesse de l'Évoque, d'autre part, la nécessité où ils se trouvent toujours conduits de reconnaître en définitive les droits de l'Église de Genève et de son prélat, et de lui rendre hommage.

Les États des comtes de Savoie et leur rôle politique dépassent de beaucoup les limites du diocèse de Genève ; nous n'avons point jugé dès lors qu'il fût dans notre mission d'enregistrer, comme nous l'avons fait pour les comtes de Genevois, les sires de Faucigny et de Gex, tous les documents historiques qui les concernaient, quelle que fût la localité où ils eussent été passés. Nous ne songeons point non plus à nous prononcer ici sur les controverses auxquelles a donné lieu l'origine de leur famille; rappelons seulement qu'elle remonte à Humbert aux Blanches Mains, vivant sous le dernier des Rodolphiens, et que, durant deux siècles depuis cette époque, ses possessions dans notre diocèse se bornaient au Chablais, au plateau montueux des Bauges et à quelques parties du Bugey. Elles n'étaient donc, sur aucun point, limitrophes des terres épiscopales. Ces Comtes eux-mêmes n'apparaissent point dans les luttes, dont nous venons de parler, entre les Évêques et la maison de Genève; et c'est en 1211 seulement que l'on voit Bernard Chabert exiger du comte Thomas la promesse de ne pas attenter aux droits régaliens de l'église de Genève.

Dès lors, un des fils de Thomas, Pierre de Savoie, surnommé le Petit Charle-magne, réussit à se créer une principauté sur les deux rives du lac et à fonder la suprématie de sa maison au détriment des comtes de Genevois. Il les priva d'abord, par ses alliances de famille, de leur antique influence sur le Faucigny et le Pays de Gex, puis il utilisa les nombreux conflits dans lesquels il fut engagé avec eux, pour se saisir en 1250, à litre de gage, de plusieurs de leurs fiefs, notamment du château du Bourg-de-Four, l'ancien manoir de leur famille. Il gagna dès lors des partisans dans la ville et conclut même avec les citoyens, en 1265, un traité auquel, sur les réclamations de l'Évêque, il consentit à ne donner aucune suite.

Après le règne relativement pacifique du comte Philippe, la politique envahissante de Pierre de Savoie fut reprise par son neveu, le comte Amédée V. Celui-ci fut d'abord en hostilité avec l'évêque Robert de Genève, dont les sympathies se trouvaient naturellement favorables aux intérêts de sa maison; puis il profita de la vacance du siège épiscopal en 1287, ainsi que de l'appui d'une partie des chanoines et du peuple, pour entrer en armes dans la ville, pour s'emparer du château des évêques, construit dans l'île que forme le Rhône à sa sortie du lac, et pour usurper les fonctions du Vidomnat. Ces violences trouvèrent en partie une sanction légale dans le traité conclu à Asti le 19 novembre 1290, entre le comte Amédée et l'évêque Guillaume de Conflans. Par ce traité, ce dernier concéda au comte le Vidomnat sa vie durant, et consentit à ce que le château de l'Ile demeurât en ses mains comme garantie des frais de guerre, pour le règlement desquels fut conclu un arbitrage qui, par le fait, ne se réalisa jamais. De nouvelles luttes, au commencement du siècle suivant, confirmèrent de plus en plus entre les mains du comte de Savoie celte double position qui fut la base de son influence dans Genève et devint le prétexte permanent de toutes ses prétentions ultérieures.

C'est également vers la fin du treizième siècle qu'apparaît dans Genève un quatrième pouvoir, dont la sphère d'activité ne fit dès lors que grandir, et qui était destiné à succéder un jour à tous les autres: nous voulons parler de la communauté des citoyens.

Il est fait mention des citoyens ou bourgeois de Genève, soit dans le traité de Seyssel en 1124, soit dans le diplôme impérial de 1154, mais seulement comme de l'une des classes de la population, et non en qualité d'autorité politique. Cette classe, par le fait de son habitation dans l'enceinte d'une ville, par les souvenirs des institutions romaines, par sa sujétion immédiate à l'Évêque, se trouvait dans une position particulière et privilégiée. Elle jouissait de la liberté civile, prérogative précieuse au moyen Age; et la clause par laquelle, après un an et un jour, l'Évêque avait juridiction sur les habitants, équivalait à l'adage de droit : « l'air de la ville rend libre. » Cette liberté se manifestait, entre autres, par l'exemption de toutes prestations de taillabilité, par le droit de posséder des immeubles, d'en disposer entre vifs ou pour cause de mort, par la participation des citoyens, comme témoins et concurremment avec les ecclésiastiques ou les nobles, aux actes publics concernant leurs intérêts, enfin par la jouissance de certains privilèges, tels que celui de prendre part, en qualité d'assistants du Vidomne, à l'exercice dans leur ville de la justice civile inférieure.

Longtemps les citoyens se contentèrent de cet ensemble de droits et de coutumes. Ils en jouissaient individuellement, mais lorsque ces privilèges étaient contestés à quelques-uns d'entre eux, ceux-ci les revendiquaient comme leur appartenant en leur seule qualité de bourgeois. Toutefois le moment vint où, pour mieux garantir ces droits et afin de prendre une part directe aux affaires publiques, ils cherchèrent à se créer une existence collective. Cette aspiration se fait jour pour la première fois dans le traité momentanément conclu, vers 1264, avec le comte Pierre de Savoie, traité qui faisait de ce prince comme un défenseur des libertés des citoyens, mais qui fut promptement supprimé; elle se renouvela avec plus de précision et de succès dès l'année 1285, lorsque les citoyens profitèrent de l'ensemble des circonstances politiques pour se constituer en une corporation active, ayant un sceau commun, nommant elle-même ses représentants et exerçant par leur intermédiaire quelques branches du gouvernement intérieur de la ville. L'évêque Guillaume de Conflans réclama vivement contre cette organisation qu'il taxait d'innovation dangereuse; aussi la transaction intervenue en 1293 enleva momentanément tous pouvoirs aux représentants de la Commune, et fit cesser l'office de Capitaine. Quelques points restèrent cependant en litige; d'autres, relatifs aux guets, c'est-à-dire à la police de la ville pendant la nuit, et à certaines contributions financières, furent expressément ou tacitement consentis. Peu de temps après, les citoyens, se rapprochant les uns des autres, s'organisent, à ce qu'il paraît, sous la forme de confréries religieuses, et se préparent à regagner le terrain perdu.

Dans les premières années du quatorzième siècle, ils se constituent de nouveau en Commune jurée, ils confient à quatre Syndics et vingt Conseillers la défense de leurs droits et intérêts, ainsi que la direction de leurs affaires intérieures. Le traité du 28 février 1309, tout en maintenant la suprématie politique de l'Evêque, laisse subsister la communauté et la représentation syndicale, et fixe la part des citoyens dans le produit de quelques revenus. Cette organisation municipale était sans doute faible et incomplète, mais dès lors elle ne disparaît plus; elle ne fait au contraire que s'étendre et se consolider, pour devenir capable de remplir les destinées que lui réservait l'avenir. Elle devait en effet, non-seulement conserver sa position vis-à-vis de son souverain ecclésiastique, mais partager avec lui les pouvoirs publics, et surtout résister aux dangers dont la menaçaient les princes qui avaient paru d'abord la favoriser. Avant l'époque où se termine le Régeste, on découvre déjà les symptômes d'un changement survenu dans les positions respectives, et des périls que peut faire courir à l'indépendance même de Genève l'alliance des Évêques et du comte de Savoie: on voit Aimon du Quart, se rapprochant du prince contre lequel il avait longtemps combattu, tenter de lui céder la souveraineté politique sur sa cité épiscopale, et cette tentative n'échouer, comme cela a eu lieu souvent, que par des circonstances extérieures et providentielles.

 

V

 

En achevant la rédaction du Régeste, nous sommes prêts à reconnaître les imperfections de ce travail. Peut-être avons-nous mal compris le sens de quelques actes, ou omis de signaler, dans d'autres, des renseignements d'une réelle importance; mais nous avons estimé que, tout en donnant aux analyses un certain développement, nous ne dispensions point de recourir au texte même des chartes, car il peut seul fournir des données précises à ceux qui veulent se rendre un compte exact des faits de la vie sociale au moyen âge.

Il est possible, en outre, que plus d'un document relatif à l'histoire de. Genève, nous ail échappé. Toutefois, nous ne saurions considérer comme lacune l'omission de passages évidemment légendaires, d'actes qui ne nous ont pas paru suffisamment authentiques, ou dont le texte n'a pas été intégralement imprimé. Quant aux pièces dignes d'être inventoriées, dont nous avons ignoré l'existence, et quant à celles, bien plus nombreuses peut-être, qui seront, dans l'avenir, découvertes ou publiées, le Régeste offrira tout au moins un cadre dans lequel, au fur et à mesure, le lecteur pourra enregistrer à leur date tous les renseignements venus à sa connaissance. C'est un travail de ce genre que nous-mêmes nous avons dû faire pour les chartes mises au jour pendant l'impression : elles ont été analysées dans un supplément assez étendu, et coordonnées de manière à leur faire reprendre leur place chronologique. Chaque document nouveau qui viendra à être publié, acquerra de même sa véritable valeur en étant rapproché de ceux que nous avons enregistrés, et ainsi divers points d'histoire ou de généalogie pourront être successivement éclaircis ou rectifiés.

Si, malgré ses défauts, le présent ouvrage atteint le but que nous avions en vue, le mérite n'en doit pas être attribué aux seuls signataires de cette introduction, car ils ont eu pour base un répertoire préparé par Edouard Mallet en vue de ses propres recherches. Le nombre des articles de ce premier catalogue a pu être doublé, et les sommaires qu'il renfermait ont été remplacés par l'analyse détaillée des actes eux-mêmes; mais, sans les travaux de ce judicieux et savant investigateur, nous n'aurions jamais songé à la rédaction d'un Régeste. Ce sont également ses manuscrits qui ont permis d'ajouter à ce volume la carte ecclésiastique du diocèse.

Pendant cette œuvre de longue haleine, entreprise d'après le vœu de la Société d'histoire de Genève, l'appui soutenu de quelques-uns de ses membres et leurs conseils bienveillants ont singulièrement facilité soit la préparation, soit la composition de cet ouvrage, et sa mise au jour n'a été elle-même rendue possible que par le concours généreux de plusieurs amis de notre histoire. Nous sommes forcés de nous restreindre ici à une expression générale de gratitude pour ces marques de sympathie et de confiance, mais une exception doit être faite à l'égard de l'un de nos collègues, M. Pierre Gaud, que la mort nous a récemment enlevé : son infatigable ardeur dans l'exploration des anciens textes, ses connaissances géographiques et son extrême complaisance nous ont été d'un grand secours.

Nous avons également rencontré hors de Genève des directions utiles et d'affectueux encouragements. Nous tenons à nommer spécialement, à ce point de vue, deux de nos confédérés qui se trouvaient en même temps que nous occupés de travaux analogues : M. F. Forel, auteur du Régeste ou Répertoire des documents relatifs à l'histoire de la Suisse romande, et M. le professeur Hidber, chargé par la Société générale d'histoire suisse de publier un Inventaire des documents relatifs au territoire entier de la Confédération. L'un et l'autre se sont plu à reconnaître qu'en raison des cadres géographiques essentiellement différents, notre Régeste ne faisait point double emploi avec les leurs; que provoqués tous par la même impulsion favorable à l'étude exacte du passé, ils étaient destinés à s'appuyer et à se compléter réciproquement.

Cette intime et féconde solidarité des travaux intellectuels sera toujours un précieux privilège pour ceux qui s'y consacrent. Ils profitent des études de leurs devanciers, ils s'aident par de fréquents rapports entre eux, et pourront transmettre à leurs successeurs un plus riche patrimoine de connaissances acquises. Ainsi notre travail n'était devenu possible que grâce aux nombreuses publications qui l'avaient précédées; et nous espérons à notre tour que le Régeste, résumant les recherches faites jusqu'à ce jour sur l'histoire du diocèse, pourra servir de manuel et de guide à tous ceux qui veulent recourir, pour la connaissance de nos anciennes annales, à l'étude impartiale des sources.

Nous serions plus heureux encore, s'il devait réveiller parmi nos jeunes compatriotes le goût des éludes historiques, et les encourager à entreprendre des travaux sérieux. Les uns, ne dépassant pas la limite de temps que nous avons parcourue et se renfermant dans un sujet spécial, historique, géographique ou juridique, voudront scruter eux-mêmes les documents dont l'analyse leur est offerte, et, par un examen plus approfondi, ils développeront ou rectifieront l'état actuel des connaissances. D'autres, désireux de porter la lumière sur des périodes plus récentes et reconnaissant qu'elle ne peut jaillir que des textes originaux, s'occuperont à les publier, recueilleront avec soin ceux qui sont édités ailleurs, puis, procédant tantôt par la voie de répertoires, tantôt par celle de monographies, ils ajouteront de précieux anneaux à la chaîne des faits authentiquement établis. Tous d'ailleurs, en dehors de l'utilité immédiate qui peut résulter de leurs travaux, ressentiront les nobles jouissances que procure la recherche désintéressée de la vérité ou la découverte de solutions longtemps ignorées. Ils reconnaîtront que, malgré l'apparence sévère de quelques-unes des études qui leur seront imposées, rien n'est aride de ce qui peut révéler l'existence ou le mode d'activité d'êtres libres et responsables; que toutes les sciences dont l'homme est l'objet ont des lumières à demander à l'histoire; enfin que les travaux de cet ordre, qui ont illustré plus d'un de nos compatriotes, sont au nombre de ceux qui conviennent le mieux aux enfants de la vieille et libre cité genevoise.

CHARLES LE FORT
Docteur et Professeur en Droit.

PAUL LULLIN
Docteur en Droit.