SOUVENIRS DE JEUNESSE

Ecrits par Alexandre Walewski

 

En prenant la plume, j'ai bien moins la pensée d'écrire des mémoires devant servir à l'histoire contemporaine que de consigner mes impressions dans le but d'un enseignement utile à l'usage de mes enfants. On profite peu à la vérité de l'expérience d'autrui ; mais l'expérience d'un père fait quelquefois exception à cette règle trop générale.

Je raconterai ma vie en m'abandonnant exclusivement à l'influence de mes souvenirs ; aussi m'étendrais-je parfois sur des épisodes insignifiants dont j'ai été impressionné et passerais-je rapidement sur des événements plus importants qui n'ont laissé dans ma mémoire qu'une empreinte passagère.

Sans avoir la prétention de faire des confessions, je dirai la vérité sans réserve, je ne chercherai ni à atténuer mes erreurs ni à en dissimuler les conséquences me bornant à exposer les raisons qui ont déterminé ma conduite.

Je ne parlerai des événements politiques que j'ai côtoyés et auxquels je n'ai pas pris part que dans la mesure indispensable à l'intelligence de mon récit.

Je ne tairai les noms propres que lorsque j'y serai impérieusement forcé par une raison de convenance.

Inutile d'ajouter que dans ce cas les initiales employées ne sont nullement celles que j'ai cru devoir passer sous silence.

PREMIERE PARTIE

Mes premiers souvenirs remontent à l'année 1813 ; j'avais alors 3 ans. Quelques incidents s'offrent à ma mémoire comme des points lumineux qui se détachent des ténèbres et qu'on aperçoit à travers des nuages :

Ma mère séparée à l'amiable de son mari l'année 1812, était venue s'établir à Paris ; elle habitait un hôtel rue du Houssaye n° 2. Un soir du mois de janvier de l'année 1813, réveillé en sursaut, habillé à la hâte, je fus conduit auprès de ma mère deux homme d'un certain âge étaient avec elle, l'un d'eux me prit sur ses genoux et m'embrassa.

Sa physionomie me fit une vive impression ; c'est là bien certainement le premier souvenir de ma vie.

Pendant l'été de la même année 1813, ma mère obligée d'aller en Pologne pour affaires m'avait laissé à Athis, chez sa cousine, la Princesse Jablonowska. Le fils de la Princesse, âgé de 12 ans ayant voulu passer sur le toit d'une chambre à une autre, tomba dans le jardin et se brisa la mâchoire. Je vis cette chute et j'en éprouvai une si forte secousse que cet incident est resté gravé dans ma mémoire.

Au printemps de 1814, nous occupions un petit hôtel rue de la Victoire n° 48, c'est pendant que les alliés étaient à Paris. Je vois encore étalés dans la chambre de ma mère brillamment illuminée des toilettes, des fleurs, des bijoux, tout ce qui dénote l'intention de se rendre à une fête ; puis vers minuit, on me fait lever, on me ramène dans cette même chambre, tous les préparatifs de toilette avaient disparu, je trouve ma mère en larmes ; nous montons en voiture et nous allons aux Champs-Élysées faire une longue promenade. Cette promenade nocturne, la tristesse de ma mère, ses larmes, le contraste surtout entre le commencement de la soirée et la fin de cette soirée m'avaient assez frappé pour que plus tard, j'aie cherché à en avoir l'explication et la voici : la Princesse Jablonowska donnait une fête à l'Empereur Alexandre et elle avait vivement insisté pour ma mère s'y rendit. Ayant demandé l'appui de ce souverain pour ses affaires en Pologne, ma mère avait fini à son corps défendant par céder aux instances de sa cousine mais sa toilette faite, il lui avait pris comme un remords elle avait ôté sa robe, jetée loin d'elle les ... et ses coiffeurs et sentait le besoin impérieux de prendre le grand air; elle avait voulu m'emmener avec elle. Je me rappelle encore qu'au moment de monter en voiture, elle me serra dans ses bras en disant "Oh oui voilà mon bal".

Pendant le courant de l'année 1814, nous allâmes à l'île d'Elbe et de là à Naples. Je retrouve à l'île d'Elbe et le reconnaît, vêtu d'un uniforme bleu au revers blanc le visiteur qui l'année précédente était venu rue du Houssaye et dont les traits étaient restés présents à ma mémoire. Il habitait sous une tente devant laquelle les grenadiers avec leurs grands bonnets à poil, montaient la garde.

Mes souvenirs de Naples commencent à devenir moins vagues. Nous demeurions dans un hôtel situé vis à vis de la villa Reale où j'allais me promener tous les jours avec mon précepteur Monsieur Carité.

Les deux frères de ma mère étaient avec nous : l'ainé le général Laczynski officier d'un grand mérite avait été chargé de ramener en Pologne les débris de l'armée polonaise ; cette mission remplie, il était venu retrouver ma mère à Naples. Son frère cadet, le colonel Laczynski avait fait ses premières armes dans l'armée prussienne, lorsque Varsovie appartenait à la Prusse. Passé au service de France, il avait été successivement aide de camp du Grand Maréchal du Palais Duroc, puis pendant la campagne de Russie, attaché comme colonel à l'état major du Prince de Neufchâtel. La plus jeune sœur de ma mère, âgée de 18 ans, d'une beauté très remarquable, était aussi avec nous: Nous allions très souvent chez la reine Caroline. Je me souviens très bien du roi Joachim à cheval et passant en revue sa garde à la Villa Reale, je me souviens du Prince Lucien Murat âgé alors de 12 ans et de la Princesse de Galles, femme de Georges IV, qui m'a donné une montre que j'ai toujours conservée, je me souviens de la Duchesse de Bedford de ses filles et de son fils Wriothesley qui était de mon âge avec lequel je jouais souvent, du Général L., du Prince de Beauffremont, de Monsieur de Mercey.

Nous revînmes à Paris au commencement de l'année 1815 ; je retrouve à l'Elysée, le visiteur de la rue du Houssaye, portant comme à l'île d'Elbe un uniforme bleu à revers blancs ; il dit à ma mère qu'il allait partir pour faire campagne, il me demande si je veux l'accompagner. Ma mère s'y refuse "Eh bien Madame je le prendrai de force" Ces paroles tintent encore à mes oreilles. Quelques semaines après, nous allons le voir à la Malmaison. Tout y était triste et morne. Les ... détails de cette visite sont vagues
Dans ma mémoire j'ai cependant encore devant les yeux la figure de l'Empereur, je vois ses traits, je me rappelle qu'il m'a embrassé et il me semble qu'une larme coulait sur sa joue ; mais voilà tout, je ne me souviens ni de ses paroles ni d'aucun autre incident de cette soirée et ce qui est fort extraordinaire c'est qu'aucun autre souvenir ne m'est resté de l'année 1815, tandis que de nombreux incidents de l'année 1814 sont encore aujourd'hui présents à ma mémoire.

Ma mère, veuve depuis 1814, épousa en secondes noces à Bruxelles le Général Ornano. Mon frère aîné, qui avait 4 ans de plus que moi, Monsieur Carité, un vieux valet de chambre nommé André et moi nous partîmes de Paris en diligence pour aller retrouver ma mère aux Eaux de Chaudfontaine près de Liège.

Le Général Ornano était alors exilé en Belgique. Quelques mois après, nous étions établis dans une charmante maison de campagne à la porte de Liège où ma mère mit au jour au mois de juin 1817 un gros garçon qui fut baptisé sous le nom de Rodolphe. Pendant ces deux années 1816 et 1817, aucun incident n'a laissé dans mon souvenir de marque profonde. Mon beau-père me menait quelquefois avec lui à la chasse, ce qui m'amusait extrêmement. On me faisait monter sur un petit cheval assez vif qui un beau jour m'emporta, ma mère en éprouva une telle frayeur qu'elle se trouva mal.

Nous faisions ordinairement de grandes promenades dans les montagnes et j'accompagnais aussi quelquefois mon beau-père chez un libraire de Liège nommé Desoret. Là, j'entendais parler politique sans y rien comprendre, cependant j'ai retenu quelques mots de ces conversations dont plus tard j'ai compris le sens. Je passais pour être dès lors assez hardi et assez décidé. La campagne que nous habitions était à une demi-lieue de la ville. Un jour mon beau-père me défia d'y aller tout seul le soir chercher les journaux chez le libraire Desoret ; j'affirmai que rien ne me semblait plus aisé, et en effet, je me mis en route sans hésitation. Je remplis ma mission sans encombre, j'étais suivi de loin mais je ne m'en doutais pas ; aussi tout en n'ayant pas peur je n'en ai pas moins éprouvé une grande émotion : aucun exploit dans ma vie ne m'a autant marqué que celui-là.

Le Général Ornano ayant obtenu son rappel, ma mère partit pour Paris au mois d'octobre 1817 avec le nouveau-né qu'elle nourrissait malgré les avertissements de son accoucheur de Varsovie le célèbre Czekieski, qui lui avait prédit que si jamais elle se décidait à nourrir elle le paierait de sa vie. Peu de jours après son départ, le Général Ornano, mon frère et moi, nous nous mîmes en route pour aller la rejoindre. Nous voyagions en poste dans une bonne berline lorsqu'au milieu de la nuit près de Namur, nous versâmes dans un fossé ; la voiture brisée nous fûmes obligés de gagner Namur à pied par un temps effroyable. Ce premier essai ne me découragea pourtant pas car j'ai toujours conservé un grand goût pour les voyages. Nous arrivâmes le lendemain à Paris à trois heures du matin nous rendant dans la chambre de ma mère. Elle se réveille pour nous embrasser. Quel doux réveil dit-elle mon mari et mes enfants ce sont là les dernières paroles que je lui ... prononcer ... le lendemain la maladie qui l'emporte pris assez de gravité pour ... plus été admis à la voir.

C'était un abcès au sein dont on n'avait reconnu l'existence que trop tard pour risquer une opération. Les médecins se succédaient à l'hôtel de la rue de la Victoire, l'agitation était extrême, ....................... à l’église ….. pour la conservation des jours de notre mère ; enfin le 11 à 6 heures du soir, elle expira. Toute la maison était plongée dans un vrai désespoir celle du Général d'Ornano dépassait tout ce qu'on peut imaginer. Il se promenait à grands pas en pleurant et en articulant des paroles entre coupées, nous tenait par la main mon frère et moi, comme s'il voulait nous associer à sa douleur. Quant à nous, beaucoup trop jeunes pour apprécier la perte que nous faisions nous versions cependant des larmes abondantes…dominés par le spectacle que nous avions sous les yeux. Je ne pouvais pas croire à la réalité du malheur qui nous frappait et pour la première fois, l'idée de la mort et d'inconnu se présentait à ma jeune imagination sous les couleurs à la fois les plus tristes et les plus effrayantes.

Je ne pouvais pas admettre qu'il y eût complète solution de continuité entre le passé et le présent et que jamais je ne reverrais ma mère. Je me révoltais contre ce mystère que mon esprit ne pouvait pas pénétrer et que mon cœur repoussait avec horreur
Ce qui se passait en moi dans ces tristes moments semblait être un… une révélation instinctive de l'immortalité de l'âme.

Un conseil de famille réuni en Pologne à la nouvelle de la mort de ma mère, nous donna pour tuteur mon oncle le colonel Théodore à défaut de son frère aîné le Général dont la santé était gravement compromise.

Notre tuteur s'empressa de venir nous chercher à Paris pour nous ramener en Pologne où il avait été décidé que nous devions être élevés. Il était accompagné par un jeune homme de ses parents nommé Adolphe L... dont j'aurai à reparler plusieurs fois par la suite.

Le premier soin du frère de ma mère en arrivant à Paris, fut de demander que ses restes mortels déjà inhumés au Père Lachaise soient transportés en Pologne dans le cimetière de famille. Cette exigence ainsi que plusieurs questions d'intérêt donnèrent lieu entre Monsieur Théodore et le Général Ornano à des débats très vifs auxquels on eut le tort de nous laisser assister. J'avais conçu pour mon beau-père un véritable attachement que justifiait sa tendresse pour moi ; je n'étais donc pas porté à donner raison à mon tuteur. Plus tard et plus à même d'apprécier les choses, je compris que ses intention au moins étaient irréprochables.

Je quittai Paris non sans quelque regret non seulement j'y laissai mon beau-père mais j'y laissai encore une femme de confiance nommée L.. qui m'avait élevé que ma mère affectionnait particulièrement et pour laquelle j'avais et j'ai toujours conservé un grand attachement. J'avais en vain demandé à mon tuteur d'emmener la dame en Pologne et j'éprouvai un vrai chagrin de la quitter.

Nous passâmes l'année 1818 et 1819 presqu'entièrement à Kiernozia, propriété appartenant depuis plusieurs siècles à la famille Laczynski.

A peine installés dans cette propriété, nous vîmes arriver un précepteur, envoyé directement de Paris : les rapports de mon tuteur avec le Général Ornano étaient de telle nature que ce dernier n'avait pas été même consulté sur le choix à faire et que Monsieur Rousselet (c'était le nom du précepteur) avait été adressé à mon oncle par un ancien compagnon d'armes, très peu compétent en pareille matière aussi Monsieur Rousselet n'avait-il ni les aptitudes ni les connaissances nécessaires à la mission délicate dont il était chargé.

Monsieur Carité, qui jusqu'à la mort de ma mère était resté avec nous, n'avait pas voulu venir en Pologne ; j'ai souvent beaucoup regretté ce refus de sa part, car Monsieur Carité avait toutes les qualités qui manquaient éminemment à Monsieur Rousselet et non seulement je ne fis avec ce dernier aucun progrès dans mes études, mais l'influence que sa légèreté, son peu de moralité, auraient nécessairement exercées sur moi, eut été désastreuse s'il était resté longtemps chez nous. Heureusement notre oncle s'aperçut à temps de ce qui manquait à Monsieur Rousselet et après une scène d'une violence sans pareille, notre précepteur fut purement et simplement mis à la porte. Il était resté avec nous à peu près six mois, c'était certes beaucoup trop mais pas assez pour que le mal qu'il avait pu nous faire, fût bien grand.

Il eut pour successeur Monsieur Windel. C'était un allemand, homme très respectable sous tous les rapports, dessinateur très distingué, sachant un peu de latin et assez de mathématique n'ayant reçu du reste qu'une éducation fort incomplète, très peu en état par conséquent d'instruire deux enfants dont l'aîné avait déjà 12 ans et le plus jeune 8. J'étais assez précoce et à la mort de ma mère quoique n'ayant que 7 ans et demi, je savais déjà un peu de latin, beaucoup d'arithmétique et je connaissais sur le bout du doigt mon histoire sainte, mon histoire romaine et mon histoire grecque. Avec Monsieur Rousselet, j'oubliai une partie de ce que je savais : avec Monsieur Windel, j'appris un peu de dessin et je fis de tels progrès en arithmétique qu'à 9 ans, j'en étais déjà à la règle de trois et aux proportions.

Toutefois, ce brave Monsieur Windel parlait mal le français et ne savait même pas très bien l'orthographe. Ses allures d'ailleurs étaient si peu celles d'un précepteur que plusieurs personnes de notre famille, qui venaient de temps en temps nous visiter, s'en émurent et obtinrent que nous irions à Varsovie où nous trouverions toutes les ressources d'éducation impossible de se procurer à la campagne. Notre oncle se rendit sans trop de difficulté aux observations qui lui étaient faites à cet égard et dès le courant de 1819, nous fûmes installés à Varsovie dans un assez bel appartement avec plusieurs domestiques, des chevaux, une voiture, enfin une maison assez bien montée. Des maîtres de tout genre suppléaient à l'insuffisance de notre précepteur insuffisance d'ailleurs qui fut si évidemment constatée qu'au bout de quelques semaines, son remplacement fut considéré comme indispensable. On chercha de tous côtés, on frappa à toutes les portes, on voulait un homme hors ligne notre fortune était assez grande pour qu'on ne s'arrêtât pas aux conditions d'argent et l'insuffisance de ses deux premiers choix avait décidé notre tuteur à ne rien négliger pour que le troisième le mit à l'abri de toute critique.

Ce choix, bien plus fâcheux que les deux premiers, a exercé sur ma vie assez d'influence pour que je m'étende à son sujet.

Monsieur Nowicki, professeur à l'école de médecine de Varsovie, homme jeune encore et d'un très grand savoir, mathématicien de premier ordre, ayant fait une partie de ses études à Paris, très lettré, possédant le grec et le latin ayant soutenu avec grand succès des thèses philosophiques, et par dessous tout donc, disait-on, d'une faculté d'enseignement à laquelle rendait hommage toute l'Université de Varsovie, voulut bien consentir à abandonner le professorat et les importants travaux philosophiques auxquels il se livrait pour se vouer uniquement à notre éducation. Tout le monde félicitait notre oncle de son choix, tout le monde s'étonnait qu'un homme placé dans une telle position consentît à abandonner les chances que l'avenir lui offrait pour devenir le précepteur de deux enfants.

Les avantages pécuniaires faits à Monsieur Nowicki, quoiqu'assez considérables, n'étaient pas de nature à expliquer sa détermination ; aussi ai-je toujours pour ma part, conservé le soupçon qu'il avait agi sous l'influence d'un motif inavouable.

Avant d'aller plus loin, je crois devoir dire quelques mots du caractère de Monsieur Théodore. Mon oncle depuis l'âge de 16 ans avait été militaire presque toujours en campagne, son éducation était restée incomplète. Ses goûts le portaient principalement vers l'agriculture, il était d'une nature aimable, mais il y joignait une extrême violence. Son esprit était peu cultivé, mais son intelligence sans pareille ; mobile, changeant, affectueux, incrédule, avare et un peu sensuel ; il nous aimait beaucoup, mais c'était certainement l'homme du monde le moins propre à remplir la mission dont le conseil de famille l'avait chargé en le nommant notre tuteur.

Mes premières impressions ainsi que je l'ai dit plus haut, ne lui avaient pas été favorables. Depuis, j'avais trouvé chez lui une affection si démonstrative que j'en avais conçu une vive gratitude et qu'un sincère attachement eût bien vite remplacé les sentiments qu'il m'avait inspirés de prime abord.

Toutefois, quoique bien enfant encore je ne me faisais aucune illusion sur ses défauts et je n'ai jamais eu pour lui un bien grand respect qu'on doit à ses parents.

Pendant les deux années que nous avions passées à la campagne, j'avais été plusieurs fois témoin de scènes de violence qui m'avaient tristement impressionné.

Monsieur Théodore très bon pour sa famille, pour ses amis, pour tous ceux enfin qui avaient des rapports d'égalité avec lui, était très dur pour ses gens et pour ses paysans : non seulement il les condamnait fréquemment à des punitions corporelles, mais il les frappait lui-même. Sans vouloir l'excuser, je dirai seulement qu'il ne faut pas perdre de vue les mœurs du pays, qu'il faut se rappeler qu'à quelques nuances près, tous les propriétaires polonais de cette époque, qui géraient eux-mêmes leurs propriétés, agissaient de la même façon avec leurs paysans. Mais pour ma part, n'ayant pas été élevé en Pologne, cette manière d'agir me révoltait et il fallait vraiment toute la bonté dont mon oncle donnait des preuves continuelles en toute autre occasion pour lui faire trouver grâce à mes yeux. Une ou deux fois je m'étais interposé avec succès mais dans ses moments de violence, j'étais moi-même si terrifié, que je n'osais pas toujours affronter sa colère, laquelle au surplus résistait rarement à une prière de ma part.

J'ai dit qu'il était avare, le mot est peut-être trop fort, Monsieur Théodore mettait un très grand ordre dans ses dépenses et peut-être poussait-il quelquefois jusqu'à la parcimonie ; en résumé cependant il dépensait presque tous ses revenus ; je lui dois beaucoup sous ce rapport, car les principes d'ordre que j'ai puisés dans son exemple, m'ont été fort utiles toute ma vie.

Le caractère de ceux qui sont appelés à diriger nos premiers pas dans la vie, a une influence trop directe sur notre propre caractère sur nos tendances, nos dispositions, sur notre manière d'apprécier les chose, sur notre conduite en un mot, pour qu'il ne soit pas indispensable de s'en préoccuper, quand on veut se rendre compte des effets, des causes pour en tirer un utile enseignement.

Pendant notre séjour à Kiernozia, nous assistions fréquemment mon frère et moi aux conversations qui avaient lieu après dîner entre notre oncle et les personnes de la famille ou les voisins qui venaient sans cesse nous visiter. Ces conversations dont Monsieur Théodore ... tenait presque toujours le dé roulaient pour la plupart sur la révolution française, sur les campagnes de l'Empire, sur Paris, sur la cour de l'Empereur et enfin sur les événements des dernières années, la restauration des Bourbon, la création d'un Royaume de Pologne uni à la Russie etc. Mon oncle parlait souvent de ma mère pour laquelle il avait conservé un véritable culte, je dois dire au surplus que tous ceux qui ont connu ma mère ne s'en étonnaient nullement ; tout ce que j'ai su d'elle et entendu sur son compte n'a pu me laisser de doute su les rares qualités qui la distinguaient, elle était bonne autant que belle et c'est beaucoup dire, modeste, pieuse, charitable, douée d'une raison supérieure, d'une grande âme et d'un esprit le plus élevé. Si elle n'était pas morte aussi jeune, elle eut été appelée sans doute à marquer dans le monde où son très court passage a cependant laissé un souvenir très flatteur pour les siens.

Le culte de notre oncle pour la mémoire de sa sœur était empreint dans toutes les conversations et nous y avons appris de bonne heure à apprécier l'étendue de la perte que nous avions faite.

Monsieur Théodore ... nous entretenait souvent de ses campagnes, il nous parlait de l'Empereur pour lequel il professait une admiration sans égale et un dévouement qui avait survécu à la chute de l'Empire. Ayant été aide de camp du grand maréchal Duroc, notre oncle était initié à bien des détails importants de l'existence de l'Empereur qu'il nous racontait avec entraînement et que nous écoutions avec un intérêt indéfinissable. Son rêve était d'aller à Sainte Hélène et de nous y conduire, il attendait pou le réaliser que nous fussions un peu plus grand.

Indépendamment de ses conversations que je préférais à toutes les récréations du monde, mon oncle qui était un très bon cavalier m'avait appris à monter à cheval et nous faisions ensemble de longues promenades. J'allais aussi quelquefois avec lui à la chasse et quoiqu’ayant à peine 9 ans, j'eus la bonne chance de tuer plus d'un loup et plusieurs renards.

L'existence que nous menions à Kiernozia me convenait et me plaisait aussi éprouvais-je un assez grand désappointement d'aller nous établir à Varsovie.

Mon oncle venait nous y voir de temps en temps mais ses occupations le retenaient presque toujours à la campagne, car non seulement il gérait ses propriétés et les nôtres, mais encore se livrait-il à de nombreuses spéculations qui au surplus lui ont fort rarement réussi.

A Varsovie, plus de conversations intéressantes, plus d'équitation, plus de chasse ; tout cela était remplacé par des études suivies, par des leçons d'agrément, musique, dessin et escrime et enfin par d'assez longues promenades qui ne valaient pas à beaucoup près à mes yeux celles que nous faisions à la campagne.

Monsieur Novicki, notre nouveau précepteur, voulut apporter de prime abord quelques changements à notre manière de vivre ; il nous menait de temps en temps au spectacle ; nous avions fréquemment 2 ou 3 de ses amis à dîner et parfois des petites soirées où l'on faisait de la musique et où l'on jouait de petits jeux.

Nous avions des maîtres de français, de latin, de polonais, de mathématiques, d'anglais etc. Monsieur Novicki qui assistait toujours à toutes nos leçons, se réservait d'imprimer la direction générale et de surveiller notre travail. Ce n'était peut-être pas là un mauvais système, aussi pendant le temps que Monsieur Novicki resta avec nous, je fis en toutes choses de grands progrès maintenant dans la pensée de notre dernier précepteur du professeur philosophe ainsi qu'il se dénommait lui-même sa tâche principale consistait à former notre esprit, à développer nos facultés intellectuelles par des conversations substantielles portant sur les sujets les plus élevés et même sur les matières les plus abstraites ; il soutenait qu'il fallait s'y prendre de bonne heure et que nous n'étions pas trop jeunes pour que les principes d'une saine philosophie nous soient inculqués : aussi tous les jours une heure quelquefois deux était destinée à ce qu'il appelait l'enseignement philosophique. C'étaient des conversations dans lesquelles avec un art très ingénieux, il nous faisait parler de toutes les choses de la vie et cherchait à nous inculquer, sous une forme légère et nullement didactique, des principes fondamentaux sur toutes choses ; mais ces principes de quelle nature étaient-ils ? Dans quel but travaillait-il avec tant de suite à les faire pénétrer dans nos intelligences enfantines ? C'est ce dont j'ai peine à me rendre compte aujourd'hui encore.

Au point de vue de l'histoire, ses principes étaient ceux d'un républicanisme avancé, il était très hostile à la domination russe, très hostile aussi à la noblesse polonaise à laquelle il attribuait tous les malheurs de la Pologne ; en France, il était surtout antinapoléonien, il s'efforçait de diminuer à nos yeux la grandeur de l'Empereur qu'il représentait comme un ambitieux sans portée ; enfin au point de vue religieux, il professait nettement l'athéisme le moins déguisé, il nous racontait que dans tous les temps et partout l'instinct naturel de l'homme le portait à découvrir l'inconnu et à chercher une clef pour déchiffrer les mystères qu'il ne pouvait pas pénétrer ; cette clef était l'être suprême ; il nous disait que les différentes définitions de cet être suprême variaient selon les différentes populations et que ces différentes définitions constituaient les différentes croyances, c'est à dire les différentes religions, que toutes ces religions se valaient, que toutes avaient une émanation humaine, en prétendant toutes être une révélation et une intuition divine, qu'enfin les croyances religieuses pouvaient dans une certaine mesure être utiles au vulgaire mais que les esprits appelés à s'élever à une certaine hauteur dans la science, devaient se dépouiller de ces idées superstitieuses dont on avait le grand tort d'entourer l'éducation des enfants indistinctement, que pour être mûr et apte à recevoir et à digérer de bonne heure l'enseignement des choses élevées, il fallait avant tout se placer résolument sur le terrain de la vérité en dépouillant son esprit des croyances superstitieuses en obscurcissaient l'éclat. Voilà en résumé le poison que notre docte précepteur cherchait à infiltrer dans nos veines avec un art infini et une dextérité vraiment machiavélique.

Il nous conduisait cependant à l'église, car disait-il, il était bon de respecter et d'encourager les pratiques religieuses jusqu'à ce que les progrès de la civilisation et la propagation des lumières aient mis le vulgaire en état d'apprécier les grandes vérités philosophiques.

Lorsque je cherche à puiser dans mes souvenirs pour me rendre compte de l'impression que je ressentais des doctrines de Monsieur Novicki, doctrines tellement en opposition avec mes instincts, j'ose le dire, avec toutes les idées que j'avais conçues jusqu'alors, j'éprouve un sentiment d'étonnement et de répulsion difficile à exprimer ; toutefois l'étonnement l'emportait ; j'avais envie de voir mon oncle et de lui exposer mes doutes, mais de tous côtés, nous entendions proclamer si hautement la supériorité incontestée de notre précepteur, notre oncle surtout, sujet tout naturellement à l'engouement, était en si grande admiration devant chacune de ses paroles que mes doutes se trouvaient ébranlés et que je cherchais à bien comprendre me persuadant que jusqu'à présent on ne m'avait dit que ce qui ne convenait qu'aux enfants de savoir et qu'un nouvel horizon de lumières s'ouvrait devant moi.

Monsieur Novicki ne professait pas, il causait, il provoquait la controverse, il ne cherchait à faire naître la conviction que par suite d'une discussion approfondie dont la vérité semblait ressortir d'elle-même et sans avoir été imposée. Je citerai une de ses argumentations dont j'ai conservé le souvenir, non pas à cause de son importance mais par les résultats qu'elle a déterminés

"Ce qu'on appelle la morale chrétienne, nous disait-il, et à laquelle on veut attribuer une origine divine, a une origine bien certainement humaine, car elle est imparfaite : ainsi par ex : ne faîtes pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. Est-ce ainsi, Monsieur Novicki, un enseignement divin ? Comment ne faites pas aux autres, c.d. ne faites pas le bien, c.d. procédez par négation. Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fît c.d. procédez par affirmation, faites le bien faites des sacrifices faites en un mot pour votre prochain ce que vous voudriez qu’on fît pour vous et ne vous contentez pas de procéder par abstention c.d. ne faites pas le bien si vous ne voulez pas qu'on vous en fasse".

Cette argumentation contre laquelle j'avais d'abord cherché à m'élever, donna lieu à plusieurs discussions qui eurent pour résultat de me convaincre que Monsieur Novicki avait raison : à dater de ce moment, toutes les différentes propositions mises en avant par lui, prirent à mes yeux une nouvelle valeur et certes j'étais bien près d'entrer à 9 ans dans l'athéisme le plus complet, armé de pied en cap et basant sur les nombreux sophismes dont plus tard on ne se défait pas aisément. Heureusement un incident que je vais raconter en détail vint mettre fin au règne de Monsieur Novicki et nous délivrer du souffle pernicieux qu'aurait pu avoir s'il s'était prolongé, une influence si funeste sur toute notre vie.