Note sur le voyage de Varsovie à Saint Pétersbourg et des détails sur la révolte du 14 décembre à Saint Pétersbourg lors de l'avènement de Nicolas

23 Juillet. Me voilà donc à Saint Pétersbourg. Quel aspect superbe et unique dans son genre que celui de ces deux milles des campagnes depuis Swelna (?) jusqu'à Pétersbourg. Quel coup d'œil admirable que celui de la ville, ces rues larges bien bâties, bien alignées, parsemées de palais magnifiques, traversées presque toutes par des canaux en pierre de granit. Le Kazan surtout étonne l'étranger. Je n'ai jamais vu la cathédrale de Saint Pierre de Rome mais j'avoue que la grandeur des colonnades et du dôme de l'église de Kazan m'a paru quelque chose d'imposant ; je n'en ai pas encore vu l'intérieur. Le grand quai de la Neva ne le cède en rien à tout le reste, ou plutôt le surpasse encore en un mot à voir Pétersbourg l'on dirait la première capitale du monde.

J'ai donc entamé mes affaires ma première visite a été pour monsieur le général comte Grabowski ministre secrétaire d'état. Les lettres du comte Sobolewski ne lui étaient pas encore parvenues, ce qui m'a un peu embarrassé, je lui remis pourtant la lettre de sa sœur, il me reçut très cordialement, me dit m'avoir connu chose dont je ne me rappelle pas. Je trouvais en lui un homme peu disposé à rendre service et semblant vouloir se prévaloir beaucoup de ce qu'il rend. Il ne me donna aucune réponse sur le succès de mon affaire, et travaille presque à m'ôter toute celle que je pouvais avoir ; Je le trouvais très timide dans tous les rapports qu'il peut avoir avec le Grand-Duc ; n'entrevoyant pas même la possibilité de faire quelque chose qui n'aurait pas exclusivement de point de contact avec son ministère ; je me retirais fort peu satisfait de ma visite et j'allais chez le comte Matusiewicz pour lequel le colonel K..icki m'avait donné une lettre. Je trouvais dans Matusiewicz l'homme le plus aimable que j'ai jamais rencontré. Amabilité diplomatique, peut-être, qui ne veut rien dire, mais au moins qui laisse l'illusion et c'est quelque chose ; outre cela il parut prendre beaucoup d'intérêt à mon affaire ne me nia pas toutes les difficultés que je pouvais avoir à vaincre, mais fut loin de m'ôter toute espérance, il me promis d'en parler à monsieur de Nesselrode et monsieur Grabowski enfin, il m'offrit lui-même ses services qui j'espère pourront m'être de la plus grande utilité tant par l'influence dont il jouit dans le gouvernement que par l'esprit supérieur que tout dénote en lui. Sa conversation la plus simple n'est pas celle d'un homme ordinaire.

Je portais ensuite les lettres que j'avais de Starynkiewicz pour le général Manzcy homme simple qui paraît avoir des moyens, assez faible, parlant mal le français, qui pourtant au fond a l'air d'un bon homme. Il me promit le lendemain de me présenter au général Kutuzow gouverneur militaire de Saint Pétersbourg j'allais ensuite chez Monsieur Mouchanow aide de camp du Gouverneur. Je trouvais en lui un très bon enfant et je crois une peinture de la jeunesse russe, la politesse qui dénote une bonne éducation jointe à un je ne sais quoi sans gêne, qui généralement caractérise la jeunesse russe. Il me mena au club anglais, établissement dans le genre de la ressource de Varsovie. Nous y dinâmes. Il y avait assez de monde, entre autres je me trouvais assis vis à vis monsieur le docteur Wilie médecin de l'Empereur Alexandre, je l'examinais et j'écoutais sa conversation avec mon voisin qui roulais sur les hôpitaux dont il était le directeur en chef. Selon lui les hôpitaux de la Garde russe équivalaient et surpassaient les meilleurs hôpitaux anglais. Il nous citât que depuis l'espace de six semaines, pendant les chaleurs de la canicule, sur trois cent quatorze malades il y en avait eu deux cents de guéris cent dix étaient encore restés malades quatre de morts dont deux hydropiques. Il parlait de cela avec beaucoup de chaleur cela semblait l'intéresser beaucoup.

Je vis hier Linowski il me donna assez peu de renseignements sur la ville et sur ce qui s'y passe, occupé toute la journée à la chancellerie du ministère Grabowski dont il fait partie, il ne va pas dans le monde et par conséquent a peu de moyens de connaître les hommes et les choses. Je fis la connaissance de Turkert directeur de la chancellerie du comte Grabowski qui me paraît un homme aimable.

J'ai été aujourd'hui chez le général Kutusow il m'a très bien reçu, il m'a semblé un homme ouvert, simple, l'on voit que ce n'est pas un homme du monde.

 

24 juillet. J'ai vu l'église du Kazan de plus près, je l'ai moins admirée qu'au premier coup d'œil. L'intérieur est décoré des drapeaux que les Russes ont pris ou dérobés aux Français ou aux Polonais. J'ai dîné hier à une table d'hôte français, j'y ai fait un assez mauvais dîner. Après diner j'ai été chez Linowski où j'ai refait la connaissance de Joseph Sobolewski. Il m'a paru bon enfant, un peu fanfaron seulement. Le soir nous allâmes promener à Krystows...ie qui est une promenade au milieu des îles. Les îles sont des maisons de campagne entourées de jolis jardins où les seigneurs russes vont passer l'été. J'eus lieu de remarquer que généralement le sexe n'est pas beau en Russie. Linowski me fit faire la connaissance ce soir-là de plusieurs jeunes gens. R... ancien élève de l'abbé Drewel, Bernatowicz frère de celui que j'avais connu à Genève. Monsieur D. et monsieur P. un jeune russe remarquable par la grande amitié qu'il voue aux polonais ; ce qui lui fait même abandonner la société russe pour rechercher la société de ceux-là.

25 juillet. J'ai diné hier chez le général Grabowski il y avait plusieurs personnes que je ne connais pas. Matusiewicz y était. Je n'ai pas trouvé le moment de lui parler de mon affaire. Après diner j'allais visiter en détail les îles j'admirais surtout Elayin, château d'été d'Impératrice mère. Ce matin je portais au comte Strogonof, les lettres que j'avais pour lui je ne le trouvais pas ; mais plus tard je le rencontre chez Sobolewski. Je fis sa connaissance, il me parut fort aimable, du reste j'eus trop peu de temps pour le juger. Je fis aussi la connaissance chez Sobolewski du prince Czetwertynski

26 juillet. L'on ne peut jamais trouver Matusiewicz chez lui. Voilà la troisième fois que j'y vais sans le trouver. J'eus lieu de remarquer aujourd'hui que Pétersbourg n'est pas encore une ville finie. Car passées quelques grandes rues vous retrouverez encore beaucoup de maisons en bois et des quartiers qui ne répondent pas au reste de la ville. Je dinais avec Sobolewski qui me parlât beaucoup de l'Italie, entre autre de la famille de Bonaparte qu'il a particulièrement vue.

Voici les détails qu'il me donna.

Madame mère retirée chez elle ne voit ni ne reçoit personne. Monsieur et madame Wysovicz sont les seuls étrangers qu'elle reçoit. Elle demeure à Rome. Madame Hortense comtesse de Saint Leu est la seule qui tient maison. Tous les étrangers s'y précipitent en foule. Elle n'a guère passé la quarantaine et quoique pas jolie on dit qu'elle tient à se faire faire la cour. Les étrangers la titrent généralement de Madame et Princesse. Les personnes plus intimes telles que madame Wysovicz la titre toujours de Votre Majesté. Elle est à Rome, elle est assez bien vue du pape. Le prince de Canino Lucien se trouve aussi à Rome. Jérôme y est aussi il est le seul qui veuille encore un peu conserver l'air et le ton de souverain. Joseph se trouve en Amérique. Caroline est à Trieste. La famille des Bonaparte possède encore à ce qui paraît assez de fortune. Elle jouit de peu de crédit ; et elle n'a pour retraite que le Milanais et les Etats du Pape. Je dinais encore chez le général Grabowski, aujourd'hui, il y avait deux dames des cousines à lui que je ne connais pas. Je crains de lui avoir fait peut être trop précipitamment le reproche de ne pas aimer à rendre le service. Il me proposa lui-même avec beaucoup d'obligeance de faire quelques démarches en ma faveur mais il persista pourtant à soutenir qu'aucune ne pourra avoir de bons résultats.

27 juillet. Hier au soir, comme l'avait proposé le comte Grabowski j'allais chez Madame Landskoi c'est la femme du Ministre de l'intérieur. C'était justement son jour de réception, je n'y trouvai pas beaucoup de monde, je fus même étonné du peu de luxe et de somptuosité qui y règne. Monsieur Landskoi lui-même, était en petit redingote d'été ce qui me parut fort peu convenable pour un ministre de l'intérieur qui reçoit chez lui. Le général Grabowski me présenta à la comtesse Potemkine c'est une bien jolie personne ; j'appris d'elle qu'elle était la sœur du Prince Troubetskoy qui a si mal figuré dans la dernière affaire des Russes, je fus même fâché qu'une si jolie femme fut la sœur d'un tel frère. Je lui fis un peu la cour. L'on proposa aux personnes qui ne jouaient pas, et j'étais de ce nombre d'aller voir une petite maison non loin d'habitation, où les revenants disait-on se montraient tous les soirs. La jolie Madame Potemkine, m'ayant proposé d'être de la partie, j'y allais quoique j'y étais déjà resté assez longtemps pour ma première visite. Je ne croirais pas que madame Potemkine joigne l'esprit à la beauté. Très gaie de son naturel et causant facilement l'on ne peut pourtant pas dire, qu'elle soit une femme d'esprit. Les autres personnes de la société qui était composée de quelques jeunes gens et de demoiselles de la maison, ne me donna pas une grande idée de la jeunesse russe. Mesdemoiselles Landskoi pourtant sont aimables et paraissent avoir reçu une très bonne éducation. Toutes les deux sont laides.

27 juillet. Voici quelques détails intéressants que j'ai pu recueillir aujourd'hui sur la révolution de Saint Pétersbourg. Les conjurés depuis deux jours avaient répandu l'argent parmi les troupes leur avaient fait accroire, que l'on enlevait de force la couronne à Constantin qui en était l'héritier légitime et étaient parvenus par ce moyen à décider plusieurs régiments de garde à refuser le serment à l'Empereur Nicolas et même à les suivre sur la place où se trouve le château impérial. Les conjurés étaient parvenus aussi, à neutraliser pour le premier coup toute l'infanterie qui se trouvait à Pétersbourg, qui même après un premier succès devait se déclarer pour eux. Outre cela ils avaient des partisans dans presque tous les régiments de garde à cheval. On comptait dans le régiment des chevaliers gardes qui était celui sur lequel l'Empereur comptait le plus jusqu'à 70 officiers qui appartenaient à la conspiration. Une autre partie des conjurés s'habilla en paysan se répandit dans le peuple pour l'exciter. C'était donc avec toutes ces ressources et tous ces moyens que les conjurés virent arriver la journée du 14 décembre. Ils étaient si sûrs du succès que le matin en rassemblant leurs forces pour marcher sur la place et ensuite sur le château ils négligèrent de faire amener une batterie de six canons provenant des mariniers de la garde qui était tout à fait à leur disposition. Bestuziew qui portait l'uniforme d'aide de camp fut un de ceux qui dans la matinée du 14 décembre contribua le plus à donner le dernier élan, et à trancher les derniers obstacles. Il se présente le matin à la caserne. Il y trouve déjà les troupes rassemblées, hésitantes encore, malgré tous les préparatifs faits d'avance sur le parti qu'elles doivent prendre. Profitant de son uniforme d'aide de camp, il se fait passer pour celui du grand-duc Constantin, se dit chargé par lui de réclamer la fidélité des troupes qu'on veut lui enlever ; enfin ordonne en son nom à ces troupes de marcher sans délai sur la place du Sénat. On hésite, il s'avance vers le porte enseigne veut prendre le drapeau et donner l'exemple, le porte enseigne lui refuse ... d'un coup de sabre il l'étend à ses pieds se saisit du drapeau et marche le premier. Au sortir des casernes on rencontre le général Fridrichs chef de ce régiment qui venait pour apaiser le tumulte. Il harangue les soldats, les engage, leur ordonne de retourner sur le champ aux casernes. Bestuziev lui dit de se retirer s'il ne veut exposer sa vie : le général persiste et bientôt il éprouve le sort du porte enseigne. De là Bestuziev se porte sur la place. D'autres compagnies viennent le rejoindre, et entouré de quelques milliers de gens du peuple, ils se forment en carré, demandant à haute voix, la constitution et l'Empereur Constantin. On attend partout le Prince Troubetskoy il a été nommé le chef pour ce jour-là, c'est lui qui doit diriger et décider tous les mouvements. En vain on perd les moments les plus précieux à l'attendre. Déjà on sait tout au château ; des aides de camp sont envoyés sur tous les points pour faire arriver le plus vite les régiments de cavalerie, qui sont les seuls, sur la fidélité desquels on puisse encore compter. L'on prend les mesures pour retenir dans leur caserne les régiments d'infanterie dont on se défie, et bientôt l'Empereur lui-même, entouré de tout son état-major, ne tarde point à paraître. Dans l'intervalle pourtant, un des conjurés suivi de quelques dizaines de soldats avait pénétré dans les cours du château mais ne connaissant ni les issues ni les corridors il s'égara et peu de temps après, les sapeurs de la garde étant venus l'occuper au nom de l'Empereur il se trouva forcé de l'évacuer sans aucun résultat. Le gouverneur de la ville Miloradovicz ( ?) qui se trouvait alors avec l'Empereur s'avance un des premiers, perce la foule et parvient jusqu'aux troupes ; les conjurés s'étaient entourés des ... partielles c'était devant celle que commandait le Prince Obolinski qu'a paru Miloradovicz ( ?) ; il harangua les troupes leur promit le pardon de l'Empereur pourvu qu'à l'instant même, ils revinssent à la soumission. Obolinski avertit le général de s'éloigner lui expose même la dure nécessité où il se trouvera s'il ne le fait à l'instant de faire tirer sur lui. Miloradovicz ( ?) ne fait pas attention à ce discours ; il reste et recommence à exhorter les soldats. Plusieurs fusils partent aucun d'eux pourtant n'atteint le général mais un coup de pistolet qui vient d'être tiré à bout portant par Karchowski un des conjurés déguisés pour exciter le peuple le tue sur place. Le Prince Obolinski, au même moment où il tombe lui donne un coup de baïonnette qui seul aurait suffi à sa mort. Après la mort de Miloradovicz ( ?), l'affaire devient sérieuse, on engage on conjure l'Empereur à se retirer il n'y consent pas, il veut rester jusqu'au bout sur la place. Au milieu du peuple il lui disait lui-même les proclamations qu'il avait fait imprimer ; il lui disait qu'il n'avait pas arraché de force la couronne à son frère mais que Constantin de bon gré par sa propre volonté la lui avait cédée. Enfin il lit lui-même les lettres que son frère avait écrites à cette occasion à lui et à l'Impératrice mère. Chose extraordinaire à remarquer, incompréhensible, à côté même de l'Empereur au milieu du peuple se trouvait un des conjurés les plus acharnés Bulatow ( ?) armé de deux pistolets, resta auprès de lui près de deux heures sans retrouver le courage nécessaire pour d'un seul coup faire le plus grand pas vers le succès de l'entreprise. Enfin l'Empereur ordonne que le régiment des chevaliers gardes qui vient d'arriver, fasse de suite une charge pour dissiper la populace et espère par-là faire rentrer au devoir les révoltés. Croira-t-on que la charge est effectuée et qu'à la tête du régiment 70 officiers les chargent, dont ils sont les complices. Pourtant une résistance vigoureuse est opposée à la cavalerie. Le colonel qui la commande perd un bras. Enfin on amène des canons ils sont braqués sur les insurgés. L'on s'aperçoit facilement qu'ils ne sont chargés qu'avec de la poudre, et des éclats de rire seuls répondent à leurs détonations. Mais pourtant les insurgés ne bougent pas, ils commencent déjà à être les plus faibles, et bientôt ils n'auront rien à faire contre le nombre. Qu'est-ce qui les retient ? Pourquoi n'y a-t-il pas d'ensemble ? De mouvement général ? Il n'y a point de chef !! Troubetskoy n'est pas là, et personne encore n'a osé, ne s'est résolu à le remplacer. Troubetskoy tourmenté toute la nuit qui précéda le 14 décembre par ce qu'il appelait ses remords, se retire le matin chez sa sœur, il ne sent plus la force de se rendre au poste où son honneur l'appelle ; enfin au premier coup de canon qu'il entend il se retire chez l'ambassadeur d'Autriche qui est son beau-frère et de là se rend au château pour demander à genou la vie à l'Empereur. Voilà donc l'homme qu'on avait choisi pour chef ! Il avait de l'esprit, il n'avait point de caractère de force d'âme et l'on a oublié qu'en révolution se sont les premières qualités qu'on doit requérir d'un chef. Enfin l'Empereur voyant l'inutilité des démarches qu'il avait prises jusqu'alors vient de donner l'ordre terrible, que des canons chargés de mitraille soient braqués sur la populace. L'on croyait encore à la première décharge, qu'ils étaient chargés de poudre, lorsque les monceaux de morts vinrent enfin révéler la cruelle vérité. Le peuple prend la fuite, en vain les conjurés retiennent leurs soldats les rangs s'éclaircissent par la mort et par la désertion. Une seconde charge a décidé de tout ; la place du Sénat est évacuée et la révolution finie. Aucun des principaux conjurés ne cherchèrent à se cacher, ils se présentèrent tous, ils se soumirent avec courage au châtiment qui les attendait. Quelle quantité de réflexions peut amener tous les événements de la révolution du 14 décembre, à combien peu tenait le succès ! Comme souvent les plus petites choses amènent les plus grands résultats.

Une anecdote singulière m'a été rapportée à ce propos. La veille du 14 décembre un officier polonais au service russe, devait monter la garde à la citadelle. Panin un des conjurés qui était du même régiment lui demande de lui céder son jour sous quelque prétexte futile, chose qui se pratique très souvent parmi les officiers du même régiment. L'officier y consentit d'abord mais aussitôt il se ravisa se rappelant que si le 14 il n'était pas de service il serait obligé de défiler à la grande parade qui devait avoir lieu pour l'avènement de l'Empereur au trône et comme il n'avait point de pantalons blancs il lui serait impossible de paraître au défilé. Panin s'en tint là craignant apparemment que s'il insistait davantage là-dessus, cela ne fasse naître dans l'esprit d'officiers quelques soupçons.

L'occupation de la citadelle par Panin, aurait pu avoir la plus grande importance, amener les plus grands résultats. Un bataillon se présenta bien pour s'en emparer on lui a refusé l'entrée, car lorsque les insurgés virent qu'ils étaient obligés de quitter la place du Sénat ils auraient pu se retirer à la citadelle s'y renfermer, ils auraient eu le temps par-là de rassembler toutes leurs forces, tous leurs moyens de défense, enfin retirés là c'est une guerre qu'ils auraient commencé. Qui peut prévoir toutes les chances que cela aurait pu amener et quel aurait été le résultat.

Mes affaires ont donc pris une tournure ... elle est tout à fait mauvaise mais j'hésite encore sur ce que j'ai à faire je ne sais pas quelle voie suivre. J'allais hier chez Matusiewicz.

Il me dit qu'en résumé de ses propres réflexions, de ses conversations avec monsieur de Nesselrode et monsieur Grabowski toute démarche …que je pourrais entreprendre ici auprès de l'Empereur ne pourrait manquer d'avoir de mauvais résultats, puisque la décision en serait toujours laissée au Grand-Duc que celui-ci forcé de l'expliquer et n'ayant de bonnes raisons à donner pour motiver ses refus, en trouvera facilement de mauvaises, qui peuvent m'être très nuisibles en me fermant indéfiniment la route de France. Matusiewicz revenant à l'avis de Grabowski me conseilla d'écrire de suite en France pour avoir des documents et des preuves claires de l'importance des affaires que j'y ai ; ces preuves en main, il me conseilla de retourner à Varsovie de déférer la conduite de toute cette affaire à monsieur de M... qu'il regarde comme un très galant homme, et comme étant celui qui jouit de la plus grande influence sur l'esprit du Grand-Duc. Il me proposa de me donner une lettre pour Baron, avec lequel il est intimement lié. Il m'assure, que cette lettre reçue monsieur de M... ferait tout son possible pour me rendre service ; qu'enfin il serait fort extraordinaire, si tout cela est bien conduit, que le Grand-Duc vienne encore à me refuser ma permission. J'opposais à Matusiewicz que dans le cas de refus à cette dernière démarche je me trouverais dans un embarras égal à celui dans lequel je me trouverais si ma demande à l'Empereur renvoyée au Grand-Duc est refusée par lui, que dans l'un comme dans l'autre cas, je croyais les espérances de réussite à peu près égales il est vrai que dans le premier cas le Grand-Duc pourra être offensé de ce que j'ai pour ainsi dire porté à l'Empereur un appel à ses décisions, mais de l'autre côté, sachant que je suis venu à Pétersbourg et n'ignorant pas même la raison qui m'y a conduit il se doutera bien que ce n'est qu'après avoir vu l'impossibilité d'agir à Pétersbourg, que je suis revenu à lui.

Ensuite comment puis-je espérer que cette même demande qui a été refusée il y a un mois, ne soit maintenant accordée ? Est-ce parce que j'apporterai plus de preuves à l'appui de la nécessité dont est ma présence en France ou enfin est-ce que parce que l'affaire lui sera présentée par monsieur de M... que sa décision doit être absolument changée. Car ce sont les seuls deux points sur lesquels ma manière d'agir maintenant différera de celle que j'ai entreprise antérieurement. Et enfin dans le cas, où je devrais échouer, aussi bien à Pétersbourg qu'à Varsovie, je n'hésiterai pas un moment à préférer de beaucoup ne pas réussir ici, où jusqu'à un certain point je serais encore libre d'entreprendre d'autres démarches directes ou indirectes relatives à mon affaire ; tandis qu'à Varsovie, entre les mains de celui qui n'a que sa volonté pour guide, ses désirs pour loi, Dieu sait à quelle extrémité je pourrais peut-être être réduit. Matusiewicz persista malgré tout cela dans son idée ajoutant seulement que revenu à Varsovie, je devais dire à tout le monde que mon voyage à Pétersbourg avait été fait dans l'idée d'entrer au service diplomatique, mais que voyant l'affluence des jeunes gens qui s'y précipitaient entrevoyant la longueur de débuter dans un grade inférieur j'ai préféré ajourner ce projet ou y renoncer tout à fait, que ceci étant vrai ne pourrait être que regardé que comme tel quand même le Grand-Duc aurait eu connaissance de toutes mes démarches à Saint Pétersbourg.

Enfin il me dit que je devais réfléchir à tout cela avant de prendre une décision quelconque qui pourrait influer plus que je ne pense sur mon avenir.

Je lui parlais encore de mon projet de tenter une dernière démarche avec plus d'espérance de succès mais enfin qui laissait la chance d'un bonheur imprévu ; c'était de me présenter au général Kutuzow de lui demander s'il ne viserait mon passeport pour une ville quelconque de l'étranger Vienne par exemple ne faisant cette démarche que par manière de conversation je ne risque rien en tout état de cause. J'ai été chez Monsieur Kutuzow, je ne l'ai pas trouvé, je crains de faire la chose trop précipitamment pour ne pas éveiller ses soupçons, j'ai hésité longtemps à demander à Mouchanow de demander au général si cela ne souffrait aucune difficulté ? J'ai réfléchi ensuite, que c'était une démarche absolument fausse, car elle donnerait temps à Kutuzow d'y penser et cela pourrait être considéré comme une espèce de demande officielle. D'un autre côté je dirai avec un grand homme periculum in mora ; car je crains beaucoup l'estafette de vendredi. Récapitulons un peu à présent toutes les chances qui me sont donc offertes et qui sont devant moi.

En premier lieu c'est ma démarche avec Kutuzow, en second lieu j'ai la pétition à écrire à l'Empereur, ou le retour à Varsovie, en troisième lieu j'ai le moyen de retarder la chose indéfiniment d'aller passer l'hiver à Moscou de là attendre les chances qui peuvent s'ouvrir jusqu'au printemps, si jusqu'à lors il ne s'en présente de nouvelles, ou d'entreprendre le voyage en Asie, ce qui sera toujours un moyen de passer le temps et de là m'acheminer enfin vers le midi de l'Europe. Quelles sont les raisons motifs ou évènements qui doivent peuvent influer sur ma décision ?

La première démarche que je ferai incessamment auprès du général Kutuzow ne me présente aucune hésitation, mais une fois qu'elle aura manqué voici les considérations que je dois prendre en vue pour me décider définitivement à une des deux autres consécutives. La troisième ne devant être regardée que comme une espèce de pis-aller.

1° J'attends d'abord des nouvelles de Varsovie pour savoir quel effet mon départ à fait. 2° Si monsieur Starynkiewicz auquel j'ai écrit m'envoie le refus par écrit du Grand-Duc ; alors comme ce refus est appuyé sur une décision de l'Empereur, il pourra encore me donner une grande espérance de salut ici.

3° La réponse à la lettre que j'ai écrit à Ornano il y a un mois ; où je lui ai mentionné que pour mon arrivée en France il devait principalement faire faire des démarches par l'ambassadeur russe à Paris Monsieur Pozzo di Borgo. La réponse qui m'informera du résultat des démarches qu'Ornano a pu faire à cet égard ne pourra manquer d'arriver très incessamment et donner une impulsion et une direction nouvelle à mon affaire. Je dois donc avant de prendre une résolution définitive attendre que ces différentes choses me soient arrivées ici.

Quant à mon idée d'entrer au Ministère des Relations Extérieures Matusiewicz à notre dernier entretien sans vouloir me le dire, m'a assez marqué les difficultés que cela éprouverait si cela devait être fait sans l'assentiment du Grand-Duc.

2 août. Je viens de lire les mémoires de Fouché. Je remarque que toutes les fois qu'il m'arrive de lire quelques mémoires historiques principalement qui ont rapport à la grande époque qui vient de passer, je ne peux m'empêcher de sentir une espèce d'absence d'intérêts pour les petites affaires du moment, pour me reporter dans une sphère plus étendue, ce qui me fait facilement concevoir la maxime généralement reconnue que la lecture de l'histoire et des grands hommes élève l'âme, nous ramène peut-être un peu dans les champs des illusions mais ordinairement ce n'est que par l'effet de ces illusions enfantées elles-mêmes par des idées de grandeur de génie, de puissance, d'amour de gloire enfin, que peuvent naître ces mêmes idées, qui seules peuvent mener au sublime dans les actions comme dans la manière de voir ; car l'on atteint ce sublime que par une espèce d'absence des jouissances physiquement réelles et par le sentiments des jouissances plus élevées peut-être qui produisent des résultats plus avantageux pour le bien-être général, mais qui pourtant ne sont qu'illusoires et métaphysiques.

Enfin pour établir un système plus clair qui puisse fixer à cet égard ma manière de voir et expliquer ma pensée ci-dessus énoncée j'établis deux espèces de jouissance qui dépendent de la manière de voir de chacun. Les jouissances réellement physiques ou plutôt qui viennent toujours par se rapporter au corps et les jouissances métaphysiques de l'âme.

Tout doit nous porter à préférer ces dernières, tant pour notre intérêt que pour celui de la société et de nos semblables il faut donc travailler à se former la sensation de cette espèce de jouissances qui n'étant pas aussi naturelles que les premières, que tout individu peut éprouver. Je crois que la lecture de l'histoire, qui nous porte à l'admiration du grand et du beau est le moyen par lequel on arrive à se former à sentir ces jouissances que j'appelle métaphysiques et cette indépendance je crois peut seule nous mener à une indépendance totale dans toutes les actions de la vie, en nous isolant pour ainsi dire des petits intérêts qui nous rattachent à des vues particulières qui sont éminemment opposées au beau et au grand.

Résumant tout ce que je viens de dire j'établis qu'il faut quelque fois se laisser aller à un cercle d'illusions lorsque ces illusions peuvent devenir la source de ce qu'on appelle généralement la vertu, c'est à dire du désintéressement, de l'absence des jouissances physiques pour amener d'autres jouissances peut-être mais plus grandes plus belles enfin concourant plus au bien général. Ce sont les jouissances de l'âme vraie source de la vertu.

A présent j'observerai qu'il est assez singulier que ce soit les mémoires de Monsieur Fouché qui m'aient fait naître toutes ces idées-là. Qui est donc ce Monsieur Fouché ? Dira-t-on, un grand homme, vertueux, quelque génie bienfaisant, qui a sauvé sa patrie, l'a couverte de gloire ou de bonheur. Non Monsieur Fouché est successivement le premier espion d'un gouvernement républicain anarchique et monarchique ; pliant, rampant devant tous, et les trompant tous à la fois. Déjoué par un grand homme dont pourtant la grandeur ne pouvait soupçonner tant de turpitudes et de faussetés, il finit encore par le tromper, et le plus lâche et le plus vil de tous ceux qui l'ont trahi, il ne fut pas un des instruments les moins dangereux qu'employèrent les ennemis de la France et de Napoléon pour accélérer une chute qui n'avait pu être occasionnée que par un concours d'événements trop au-dessus du génie humain pour pouvoir être dirigés par lui.

L'on prétend pourtant que les mémoires de Fouché publiés après sa mort ne sont pas à lui, je crois qu'un homme d'esprit comme l'était Fouché n'aurait pu faire la sottise de publier ses mémoires où les arguments et les justifications sont trop grossières pour tromper l'homme le plus simple, et la quantité de mensonges qu'il a appelé au secours de sa justification ne peut manquer de présenter au lecteur qui a la moindre connaissance des événements d'alors un livre de faussetés.

Hier Matusiewicz m'a mené chez Madame Guriew qui tient une des premières maisons de Pétersbourg je fus étonné de voir que le salon était disposé en tables de jeux et que presque sans exception tout le monde jouait. Madame Guriew paraît une femme fort aimable elle fait bien les honneurs chez elle. Le Prince Wolkonski aide de camp de l'Empereur dont je fis la connaissance me parut un homme d'assez peu de moyens au reste fort poli.

Le ministre des affaires extérieures comte de Nesselrode et beau-fils de Madame Guriew est d'un extérieur fort peu agréable, petit mal fait, je causais un moment avec lui mais je n'oserai pas le juger en si peu de temps ; je me suis retiré avec une assez mince idée de la société de Saint Pétersbourg. Il y avait entre autre une table de Quinze où l'on jouait assez gros jeu, le mauvais ton qui y régnait me fit croire que j'étais dans un tripot.

J'ai revu mademoiselle G… de Varsovie et j'ai fait la connaissance de Mademoiselle M…. jeune première du Théâtre Français d'ici. Elle n'est ni jolie ni laide elle m'a assez plu. Je suis de ces gens qui se préviennent en faveur d'une femme après quoi la femme plaît toujours.