Note pour l’Empereur

8 août 1863

Les journaux, qui veulent entraîner le gouvernement français dans une guerre contre la Russie pour rétablir la Pologne, représentent l'Autriche comme disposée à unir ses armes avec les nôtres par le besoin qu'elle éprouve d'élever dans une Pologne indépendante une barrière entre ses populations slaves et la propagande panslaviste de la Russie. Ces mêmes journaux admettent les difficultés qu'opposent à une intervention armée de l'Autriche, l'état de ses finances, la situation de la Hongrie, la prudence traditionnelle du cabinet de Vienne ; mais la nécessité pour l'Autriche du rétablissement de la Pologne n'est pas même discutée : c'est un article de foi.

Supposons donc qu'à la suite d'une guerre heureuse entreprise contre la Russie et la Prusse 1 par la France et ses alliés : la Pologne proprement dite, la Lituanie, la Podolie, la Volhynie, l'Ukraine et de Duché de Posen soient arrachées à ces deux puissances et réunies à la Galicie que l'Autriche pourrait difficilement retenir : en un mot la Pologne rétablie dans ses limites de 1772 avec une population de 23 à 24 millions d'habitants. Ce n'est qu'à ces conditions que sa restauration pourrait avoir des chances de durée.

La Galicie, qui devrait être cédée au nouvel état avec sa population de plus de 5 millions, présente avec les slovaques de la Hongrie, les silésiens (autrichiens), les Moraves et les Bohêmes, pour la population slave, un ensemble de 11 millions d'habitants contigus les uns aux autres 2 .

Examinons quelles sont les aspirations de ces peuples, qui par la Galicie touchent à la Pologne : on sait que la Bohême a été le centre de la réaction des slaves contre le germanisme, commencée d'abord par des travaux littéraires et quel élan deux savants du pays, Palacky et Schafarick, lui ont imprimé : il devait en être ainsi du pays qui a protesté contre la domination allemande par la guerre des Hussites et par celle des trente ans.

En 1848, quand le désarroi de la monarchie autrichienne permit à chacun des peuples qui composent l'Empire de manifester ce qu'il avait au fond du cœur; le sentiment national fit explosion en Bohême : on demanda à l'Empereur Ferdinand et on obtint une existence à part, l'égalité des deux langues tchèque et allemande, l'obligation pour les fonctionnaires de les parler toutes deux, la Bohême dût former comme autrefois un royaume séparé ; enfin la population slave refusa d'envoyer des représentants au parlement de Francfort ; on ne permit pas même aux allemands de Prague terrorisés d'y nommer un seul député. Puis vint le congrès de Prague du 2 juin auquel assistèrent les délégués des 15 millions de slaves de l'Empire :

Polonais, Ruthènes, Slovaques, Silésiens, Moraves, Bohèmes, Escalvons, Croates, Serbes et Dalmates.

Le congrès traça le plan d'un pacte fédéral entre tous les slaves de l'Autriche pour la conquête ou la défense de leurs droits nationaux, il protesta solennellement contre le partage de la Pologne` et décida qu'on demanderait à l'Empereur d'autoriser l'émigration polonaise à s'établir librement dans tous les pays slaves de la monarchie. Les polonais de la Galicie réconciliés avec les Ruthènes s'engagèrent à soutenir les Slovaques contre les Hongrois ; ils promirent aussi le jour de l'affranchissement de leur patrie de s'unir aux Slaves de l'Autriche pour former une confédération d'états slaves sous le sceptre de la maison de Lorraine.

Le congrès continuait ses travaux quand la haine des Tchèques des classes inférieures contre les Allemands amena une émeute qui dura cinq jours : les troupes impériales par leur victoire comprimèrent la réaction slave.

Depuis les Bohêmes, les Moraves et les Galiciens n'ont cessé de protester contre le germanisme et la centralisation. Au Reichsrath, ils votent ensemble sous la direction du docteur Rieger et du Comte Clam Martinitz.

Quelle attraction une Pologne indépendante exercerait par la force des choses sur ces populations auxquelles son sort pendant le moyen âge s'est trouvé plusieurs fois uni et qu'une haine profonde anime contre la domination allemande ! L'influence d'une Russie oppressive despotique et schismatique 3 peut-elle être comparée à l'action dissolvante qu'aurait une Pologne affranchie, qui après avoir enlevé la Galicie à la monarchie autrichienne, attirerait encore à elle les Slovaques, les Moraves et les Bohêmes. Car il ne faut pas reporter ses regards sur l'ancienne république de Pologne si peu menaçante pour l'Autriche. Les idées de communauté et de solidarité de race n'existaient pas alors elles ont pris naissance de nos jours seulement.

Nous croyons pouvoir conclure de ce qui précède que si l'Autriche a intérêt à perpétuer la haine que les Polonais portent à la domination russe et à favoriser des insurrections, qui comme celle de ce moment, éloigne pour plusieurs générations cette réconciliation entre les vainqueurs et les vaincus rêvée par le Marquis Wielopolski, elle doit du moins comprendre que le rétablissement de la Pologne serait un grand danger pour elle.

Notre pays, par conséquent, ne peut pas compter sur le concours du gouvernement autrichien à une guerre d'affranchissement pour la Pologne : c'est là où nous voulions en venir.

Paris, le 8 août 1863


1 Nous ne pensons pas que dans la question polonaise, la Prusse qu'elle soit gouvernée par M. de Bismark ou que les radicaux y soient aux affaires puisse séparer sa cause de celle de la Russie. Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour se convaincre que la conservation de la Pomérélie qui unit la Prusse ducale à la Poméranie est indispensable pour la monarchie prussienne ; sans la possession de cette province les allemands de l'ancienne Prusse ducale se trouveraient entourés de toutes parts par des populations polonaises et ainsi séparés de l'Allemagne. On sait que c'est le besoin de faire communiquer l'ancienne province des chevaliers teutoniques avec le reste de ses états qui a donné à Frédéric II la première idée du partage de la Pologne et que ce complément de territoire est si nécessaire à la Prusse que Napoléon 1er lui laissa presqu'en entier le lot qu'elle s'était adjugée en 1772.

2 Nous ne parlerons pas ici du groupe des slaves autrichiens du sud qui s'élèvent à 4 millions mais que leur situation géographique sépare des slaves septentrionaux de l'Empire. Leurs sympathies pour la Russie qui seule aujourd'hui peut les protéger contre les hongrois et les allemands donne la mesure de l'influence que prendrait sur eux une Pologne en état de défendre leurs droits nationaux.

3 La Silésie, la Moravie et la Bohême sont catholiques.