Madrid, le 9 juin 1838

 

Il y a bien longtemps mon cher Walewski, que j'ai remis votre lettre au Général Cordova. Nous sommes arrivés ici le 21. Le 22 je lui ai porté moi-même votre lettre. Depuis je l'ai rencontré, souvent,  et nous avons dîné ensemble chez le ministre d'Angleterre Monsieur Villiers, il m'a beaucoup parlé de vous. Il vous aime et apprécie, c'est le sentiment général que vous inspirez à tous ceux qui vous connaissent. Je lui ai rappelé qu'il avait votre lettre depuis le 22 mai, qu'aujourd'hui 9 juin nous avions un courrier, il ne m'a rien envoyé encore, et j'y compte peu. Je viens donc le suppléer et vous donner des nouvelles que sûrement il ne vous donnerait pas, mais c'est entre nous, ne me mettez pas en avant.


La plaie de l'Espagne est le manque d'administration, le trésor est trop souvent pillé! Des ministres se sont enrichis, et je pourrais en citer, qui n'avaient rien, et qui aujourd'hui ont plus de cent mille francs de rente ; pour assoupir la clameur qui les accuse, ils vont en fiacre, pour cacher leurs richesses, tandis qu'ils ont dans des écuries loin de chez eux voitures et chevaux, et gens. Il y en a qui m'ont dit mettre ainsi leurs chevaux loin de chez eux pour les faire échapper aux réquisitions pour la cavalerie, ce qui n'est pas toujours le vrai motif, mais ce qui est toujours mal, car il devraient les premiers faire sacrifice à leur patrie. Le ministère d'aujourd'hui est mieux composé et est pur je crois. L'armée est excellente, il n'est pas possible d'avoir de meilleurs soldats, mais les officiers et les généraux ne valent rien généralement. Il y en a que les  circonstances ont plus favorisés que leurs talents propres, et ils jouissent aujourd'hui d'une réputation acquise facilement, et qui ne se soutiendrait pas je crois à de nouvelles et sérieuses épreuves. On voit des généraux n'ayant rien, jouant, perdant des vingt et trente mille francs, les payant, et ruinés aujourd'hui, riches demain, et recommençant,  comment cela ? Par le pillage du trésor. La guerre est lente, parce que les généraux sans talent attendent une circonstance heureuse et rare, et ne savent pas la préparer, et de plus, parce qu'ils s'enrichissent. Ainsi, une troupe a besoin de souliers, on en demande au gouvernement, qui en donne. Le général les fait distribuer, mais comme les soldats ne reçoivent pas de solde, et n'ont qu'une légère et presqu'insuffisante ration, il permet de vendre les souliers, ou parce qu'on en a, ou parce qu'ils vont mal, et que quelques sous font plaisir aux soldats. Il les fait acheter sous main six réaux, plus tard il fait une  nouvelle demande de souliers, mais il dit qu'il a un fournisseur qui peut livrer de suite, qu'il faut de l'argent, on en donne, les souliers qu'il a achetés six réaux sont donnés à la  troupe, et il les fait payer à l'Etat 15 réaux ! Il en est de même pour beaucoup de choses. A la poste des gens marchandent leurs lettres, et les obtiennent à tort au-dessous de la taxe. Moi-même affranchissant une lettre, j'ai remis un douro, l'employé ne pouvant me rendre exactement mon compte, me rendit plus, je le lui observais, il me répondit cela ne fait rien, je l'affranchis tout de même, je n'ai pas de quoi vous rendre, ainsi cela passera comme cela. Voyez quelle administration. Des officiers changeant de province, se font payer dans chacune, réclamant un arriéré qu'on paie comme on peut, et comme il n'y a pas d'administration on n’en sait rien, on paie si on peut. Partout du relâchement ou du vol. La capitale se plaint que les provinces n'envoient rien, en finances, les provinces se plaignent et disent qu'elles n'envoient rien acquittant les charges que la capitale ne solde pas. Les impôts se perçoivent sur le peuple, mais ont dit qu'on ne les a pas reçus, et on envoie peu ou rien au trésor, c'est affreux. La dime entière, qui avait été abolie, a été rétablie. Monsieur Mendigabal a réclamé aux Cortes ... cet acte anticonstitutionnel, proposant un impôt pesant sur tous, au lieu de la dime, qui ne pèse que sur le malheureux cultivateur. On ne l'a pas écouté, et cependant il avait raison je crois. J'ai vu passer une revue de vingt escadrons présentant bien un effectif de mille huit cents cavaliers, parfaitement montés, sur les chevaux de réquisition payés en totalité ou partie, avec les papiers, que l'on peut remettre à l'Etat, pour le compte de sa contribution, de sorte que les ressources des impôts sont en partie épuisées avant que l'année dont les ressources doivent couvrir les dépenses, ne soit commencée. Les hommes étaient bien habillés et armés, le premier rang de lances, le second de sabres, tous étaient vêtus en habit jaune, pantalon bleu gris, et portaient le casque. Il y avait à cette revue six mille hommes de fort belle et bonne infanterie bien armés et vêtus. On montre ici de temps en temps, m'a-t-on dit, de belles troupes, mais il faut voir celles de l'intérieur. Elles ont une mauvaise capote comme notre infanterie, une casquette, ou un bonnet  de police, un pantalon de drap ou de toile, et des souliers percés à jour, ne valant rien, trop grands, retenus aux pieds avec des ficelles. C'est la misère la plus complète : un fusil, et une mauvaise giberne, ou un sac pour mettre des cartouches, un chiffon de toile ou une petite besace renferme la seconde chemise de celui qui en a deux. Ces soldats si malheureux couchent toujours sur le pavé, ne sont pas payés, à peine nourris, et cependant marchent comme des lions, sautent et courent comme des chevreuils. J'en ai vu faire à pied, suivant nos mules qui quelquefois allaient au trot, douze lieues d'Espagne, ce qui fait vingt lieues de France! les officiers allant à cheval ou à mulet. Il y a dans l'armée des officiers trop jeunes, il y a des sous-lieutenants de seize ans, ne sachant rien, sortant du collège. Le soldat ne se plaint pas, il est admirable, et ce que disent tous les généraux, même Cordova, est vrai je crois, "Si nous avions deux mille officiers français, comme ceux de l'armée, avec nos soldats, nous n'aurions besoin d'aucun autre secours". La reine gouvernante est aimée, elle est très bien, prodigieusement grosse, mais elle a une belle tête vieillie par la douleur. Elle a du caractère, et de la fermeté, elle se promène très souvent au Prado, sans escorte, en calèche découverte, tout le monde la salue ; quand la voiture passe, toutes les autres s'arrêtent, les cavaliers s'arrêtent aussi, lui font face et la  saluent. L'autre jour, au jardin botanique, elle est descendue de sa voiture, et s'est promenée à pied, au milieu de tout le monde, ayant ses filles auprès d'elle, cela a fait un grand et bon effet. Elle a du tact et beaucoup, elle sort avec une seule voiture attelée de six chevaux et sans escorte, la jeune reine sort toujours à deux voitures à six chevaux ou ..., et une escorte.


Mon beau-père a été parfaitement accueilli, et par tout le monde, on est enchanté d'avoir un ambassadeur militaire. Il s'occupe beaucoup des affaires, et est déjà au courant de tout ce qui a été fait depuis Philippe V, et connaît même tous les traités antérieurs. C'est un travailleur, il a monté sa maison sur un grand pied, digne de la France, tandis que le prédécesseur était plus que modeste. Il y a ici encore beaucoup d'aristocratie qui soutient tout le luxe qu'elle peut, il était bon qu'il y eut ici quelqu'un voulant et pouvant être digne de représenter la France. Je vous dis la vérité, ma position n'influence pas mon opinion.


 Je ne sais ce que je resterai ici, mon  beau-père a demandé que je sois nommé commissaire français et militaire, auprès d’Espartero, pour l'informer directement de tous les événements de la guerre, et l'informer véridiquement, ce qui n'a pas lieu maintenant parce que nous n'avons personne auprès des généraux de la reine, tandis que l'Angleterre a plusieurs de ses officiers ainsi placés, et qui l'informent bien. Si je suis nommé je resterai, et Madame de Goyon viendra ici, ce qui donnerait du relief encore à l'ambassade, parce qu'on pourrait recevoir. Cette position auprès d’Espartero pourrait aussi servir mon avancement. Si je ne suis pas nommé, je retournerai à mon régiment au plus tard en août, végéter encore comme capitaine, jusqu'à ce que je ne sais quelle puissance me fasse nommer chef d'escadron. D.... a-t-il été nommé dans la grande promotion ? Que fait mon régiment, donnez-moi de ses nouvelles ! Présentez mes respects à mon bon colonel, amitiés à D...


A revoir mon cher ami, croyez à mon sincère attachement que le temps augmente. Donnez-moi beaucoup de nouvelles de Paris, et dites-moi celles que vous désireriez avoir d'ici.


Tout à vous


De Goyon