Dimanche 6 octobre 1839

 

Mon Cher Walewski,


Je viens de lire l'article du Messager d'hier samedi au sujet de la réforme électorale, il m'a paru très sage et très à propos. Toutefois comme d'ici à quelque temps vous pouvez être amené par la suite de la discussion à vous prononcer d'une manière plus précise, je crois devoir vous rappeler les points principaux d'une conversation que nous avons eue à ce sujet. Il est inutile d'ajouter, vous le savez assez, que je n'ai aucune prétention de vous donner mon opinion. Mais ma manière d'envisager la question étant neuve et bien à moi, peut-être trouverez-vous quelque chose à y prendre pour la ligne que vous choisirez.
Nous partons d'abord de ce point commun que tous deux nous voulons la réforme de la Pairie.


2. Qu'un des meilleurs moyens de la faire arriver et de la rendre populaire est de l'enclaver dans la réforme électorale, de les regarder l'une dépendre de l'autre, conséquences nécessaires et toutes deux indispensables pour arriver à une constitution politique normale, complète et durable.


Un point sur lequel nous sommes encore également d'accord, c'est que notre but étant d'arriver à un gouvernement constitutionnel solidement établi entre la monarchie pure ou tempérée et la république, nous ne saurions vouloir d'une réforme électorale qui nous conduirait d'un seul trait à la république.


Cette dernière forme de gouvernement ne peut être d'ailleurs raisonnablement désirable qu'après les résultats obtenus par d'immenses réformes telles que : la généralisation de l'instruction primaire, la connaissance universelle des droits et devoirs politiques, une réforme entière de l'armée, etc, etc..


Le problème a résoudre est donc celui-ci : amener de concert avec la réforme de la Pairie une réforme électorale qui ne semble pas  illusoire,  qui contente la majorité des hommes s'occupant de politique en France, qui permettent d'attendre de longues années avant d'être obligé d'en élargir de nouveau les bases ou de l'améliorer, qui cependant ne nous fasse pas sortir des limites du gouvernement constitutionnel ou des trois pouvoirs en réduisant ces trois pouvoirs à un seul, en un mot qui par le fait même de son adoption ne nous érige pas en république.


Voici la solution que j'ai imaginée


1° Adjonction des capacités
2° Réduction du cens d'éligibilité c'est à dire tout électeur éligible
3° Elections par chef lieu


1° L'adjonction des capacités doit se composer de toutes les adjonctions comprises dans la liste du jury, voire même de toutes celles mentionnées dans le projet du comité … Barrot comme influence sur les élections le résultat en sera à peu près nul. L'avantage sera de remplacer dans le corps électoral toutes ces capacités qui dans les provinces surtout ne demandent à grands cris la réforme que parce qu'elles sont en dehors de ce corps et ne peuvent exercer une action politique régulière. Ce sera là je crois un des plus grands profits à retirer de la loi nouvelle. Enfin cette adjonction est un acte d'équité une juste compensation envers l'intelligence du monopole attribué jusqu'à présent à l'argent.


2° Réduire le cens d'éligibilité au niveau de celui d'électeurs c'est satisfaire le corps électoral tout entier. C'est en apparence ouvrir la porte à toutes les ambitions, c'est donner à tout électeur à 200 francs ou à toute capacité adjointe la possibilité d'être député. En réalité, bien peu d'hommes nouveaux arriveront à la chambre par cette réduction car il ne suffit pas d'être nommé député, il faut pouvoir vivre député, il y aura donc là une satisfaction d'amour propre, une égalité de droits reconnue, et bien peu de choses avec. Ce sera comme le bâton de maréchal que chaque soldat porte dans sa giberne. Il va sans dire qu'il n'est nullement question dans mon projet de payer une rétribution de 20 francs par séance à chaque député. Nous ne saurions nous élever avec trop de force contre l'introduction d'une pareille mesure. Son adoption déconsidérerait entièrement la représentation nationale, et nous amènerait par degrés à la monarchie tempérée. Il me suffira de vous dire que L.P. [ ?] la désire vivement, et que presque tous les services de ma chambre ont reçu le mot d'ordre pour la soutenir. Si je ne parle pas de réduire le cens d’électeur, c'est qu'il me semble de la plus grande importance de conserver ce chiffre de 200 qui a déjà pour lui une ancienneté de neuf ans. Une fois ce terme franchi il n'y a pas plus de raison pour 150 que pour 100 ni pour 100 que pour 50 et nous arriverions insensiblement au projet de l'extrême gauche ; tout garde national électeur.


Le comité .. Barrot a tellement bien senti le danger d'entrer dans cette voie que n'osant pas diminuer le chiffre de 200 il a pris le parti d'élever le minimum du nombre d'électeurs dans chaque collège de 150 à 600. Mais cet article ne pourrait trouver place dans notre projet, et il faudrait bien adopter un autre minimum en admettant l'élection par département.


3° Transporter l'élection au chef-lieu du département. Par ce moyen on substituerait l'influence départementale à l'influence d'arrondissement, c'est à dire l'influence de la grande propriété à celle de la petite ou moyenne propriété, on augmenterait les chances à la députation d'une capacité ou d'une célébrité départementale.  Enfin tout en laissant chaque député défendre les intérêts matériels de son département on se délivrerait du moins des exigences étroites des petites localités. Cette innovation serait d'ailleurs toute à fait d'accord avec le système de centralisation.
Une seule objection sérieuse s'élève contre l'adoption de cette mesure, c'est la difficulté pour nombre d'électeurs de se transporter au chef-lieu, la perte de temps et les frais qui en résultent nécessairement. A cela je répondrai que les droits politiques sont aussi et surtout des devoirs politiques, qu'une loi a puni d'amende et de prison les gardes nationaux qui ne montent pas leur garde ; qu'une autre loi punit également les jurés qui ne se rendent pas à leur poste ou s'absentent avant l'expiration de leurs fonctions ; qu'il m'est impossible de comprendre pourquoi un article de la nouvelle loi ne punirait pas au moins d'amende tout électeur qui ne s'acquitterait pas de son devoir sans excuse valable. Cette clause serait d'autant moins difficile à introduire qu'elle ne frappe que les hommes déjà compris sur la liste du jury et ne s'adresse pas aux classes inférieures comme celle sur la garde nationale, que dans le cas où beaucoup d'électeurs (légitimismes par exemple) refuseraient de s'y soumettre elle serait la source d'un impôt utile et onéreux seulement aux riches, enfin qu'à l'époque où nous sommes parvenus, avec la transformation d'une grande portion des légitimistes en parti conservateurs et l'exclusion à cause du cens de la plupart des républicains, quand bien même elle obligerait tous les électeurs à se rendre aux élections, son adoption serait sans danger.


Enfin en admettant les élections par des collèges de département, il faudrait fixer un minimum convenable pour la quantité d'électeurs indispensable dans chaque collège toutes les fois que le nombre ne serait pas atteint on le complèterait avec les plus ...au-dessous du cens.


 Voilà mon cher Walewski quelles sont mes idées au sujet de la réforme électorale, je serais vraiment heureux qu'elles s'accordassent avec les vôtres.


Je termine par des questions. Pensez-vous qu'il soit utile, à présent que la presse s'occupe aussi vivement de la réforme électorale, de lui rappeler que la réforme de la Pairie doit marcher de pair avec cette première ? Croyez-vous qu'il soit utile de me rendre à Paris? De chercher à former un comité de la réforme de la Pairie ? Ce serait une grande chose, mais il y a si peu de monde politique actuellement à Paris, que je craindrais de constituer le comité à moi tout seul. En tout cas, j'écris à Montalembert pour tâcher de le ramener à nos opinions. Son appui serait d'autant plus essentiel qu'il a un journal, et constitue à peu près avec moi toute la jeune Pairie.


Adieu tout à vous


Comte d’Alton


Et votre œuvre ?

 

Note : le Comte d’Alton Shee fait sans doute allusion à la pièce d’Alexandre Walewski l’École du Monde, la première ayant lieu le 8 janvier 1840.