Le 3 janvier 40

 

Mon bon ami,


Je devrais me plaindre de votre silence, car depuis mon départ de Paris vous ne m'avez pas consacré un instant ; mais j'en accuse moins votre cœur que les continuelles et enivrantes distractions de Paris et que l'absorption de tous vos moments de loisirs par vos affaires et les procédures du journalisme. J'ai vu avec une peine bien grande que malgré votre bon droit, la justice des hommes n'avait pas été d'accord avec la saine raison et le bon gros sens commun. Profitez, mon cher ami, de cette coûteuse expérience pour éviter à l'avenir même le meilleur procès. Amusez-vous et occupez-vous tout doucement de maintenir votre journal dans la bonne voie où vous l'avez placée. De la vigilance, pour signaler de bonne heure et de manière sûre les événements politiques qui ont quelque importance ; point de passion violente dans la polémique ; signaler avec modération les abus du pouvoir et les dénis de justice, voilà selon moi toute la mission de la presse. J'aurais pu me passer de ces observations, appréciant comme je le fais toute la noblesse de votre caractère, mais je n'ai pu me défendre d'obéir à l'entrainement de l'affection que je vous porte. Pour mon compte, j'ai profité, il y a déjà quelques mois, des loisirs que me laissait mon commandement pour m'occuper à mettre en ordre quelques réflexions sur l'état de l'Algérie ; elles avaient alors, outre leur opportunité, le mérite de corroborer le système pacifique que j'avais créé et qui, quoiqu'en disent les fougueux du jour, est le seul praticable, parce-que c'est le seul raisonnable. J'avais l'intention d'ajouter ces pages à une seconde édition de mon ouvrage sur Oran ; et à cet effet, j'envoyai au ministre une copie de ce manuscrit, afin que si quelqu'une de mes réflexions lui paraissait intempestive, je puisse la rectifier et même la supprimer. Cette démarche était commandée par ma position. Il me répondit qu'il l'avait lu avec intérêt et qu'il n'y avait rien remarqué qui pût empêcher sa publication. De sorte que j'adressai, peu de temps après, au libraire où était déposée ma première brochure, mon nouveau et modeste factum, avec commande de le faire mettre sous presse. Mais les derniers événements de l'Algérie lui faisant perdre son opportunité, je fis suspendre l'impression. Vous trouverez, ci-joint, une lettre pour que ce mémoire vous soit remis, afin que si vous y trouviez matière à quelque article de votre journal, vous puissiez le faire sans citer mon nom.


Le peu de temps qui me reste avant le départ du courrier me force à terminer ces lignes sans vous dire un mot sur tout ce qui vient de se passer en Afrique.


Tout à vous de cœur.


Desmichels


Madame Desmichels vous dit les choses les plus gracieuses et se joint à moi, pour vous offrir tous nos souhaits de nouvel an