Gore House, le 10 août 1844


Mon Cher Walewski,


J'ai bien regretté de ne vous avoir pas vu lors de mon dernier séjour à Paris, j'y avais été appelé pour un événement moins triste que l'avant-dernier. J'aurais donc pu vous voir plus gaiement, mais vous étiez complètement réabsorbé par un sentiment qui avait pris entièrement la place de l'amitié, car vous avez même très ingénieusement trouvé le moyen de ne pas être à cette noce où tout Paris se trouvait. Enfin trêve de reproches. J'ai lu votre feuilleton sur l'ouvrage de ce bon et excellent Méneval, je l'ai trouvé très bien, tel que je l'aurais désiré. En lisant son introduction j'ai été frappé de voir qu'il bâclait [ ?]  entièrement une opinion que j'avais émise à Thiers lors de notre dîner chez La Moskowa. Je disais que Joseph Bonaparte m'avait raconté que l'Empereur avait rejeté beaucoup du blâme de l'exécution du Duc d'Enghien sur Talleyrand, que lui-même avait l'intention d'user de clémence, que l'arrestation et le jugement ayant eu lieu, il avait rempli le but qu'il se proposait, et qu'après tout l'exécution ayant eu lieu, il en avait endossé toute la responsabilité de préférence à faire croire qu'on eût pu agir si promptement même sans son ordre. Thiers nous a répondu de belles et bonnes raisons, si plausibles qu'il a en quelque sorte eu l'apparence d'avoir le droit de démolir mon assertion, mais voici maintenant un témoin oculaire qu'on ne peut douter, qui dit à la page 172 de son introduction "Il m'est resté la conviction que satisfait de l'humiliation à laquelle il avait réduit ses ennemis, le parti de la clémence l'eut emporté.. Le mal étant devenu sans remède, il a hautement accepté la responsabilité de cet acte." Lisez la suite dans l'introduction car c'est mot pour mot ce que j'ai dit au dîner, et je n'avais jamais vu Méneval avant. Maintenant lisez la page 285 de cette même introduction et vous y verrez l'Empereur disant à Talleyrand avec le poing sous son nez retroussé "Et vous osez nier la part que vous avez eu à la condamnation du Duc d'Enghien." Vous voyez donc que j'avais raison, que Joseph avait raison, et que Thiers aura tort, s'il ne se sert pas de ces documents. Si vous le voyez dites-lui que j'ai bien regretté de n'être pas député la dernière fois que j'étais à Paris, car il paraît que ce n'est qu'à la Chambre qu'on peut le voir. Sur ce mon

Cher Alexandre je vous embrasse de tout cœur.


Votre ami d'Orsay.


Ma statuette de l’Empereur fait fureur ici et dans toute la presse