Montevideo, ce 10 avril 1848

 

Mon bien cher Comte,

 

J'ai reçu l'aimable lettre que vous avez bien voulu m'écrire par notre nouveau négociateur, Monsieur Gros, et j'ai été bien sensible à cette marque de votre souvenir ; car j'ai eu le bonheur d'apprécier toutes vos bonnes qualités pendant notre traversée et tout le talent que vous avez déployé ici pour mettre fin à une affaire qui se serait terminée, j'en suis sûr, d'une manière honorable pour tout le monde, si vous aviez eu un tout autre collègue que celui qu'une bien déplorable fatalité vous avait adjoint. Votre successeur est plus favorisé, sur ce rapport, et il a, en Monsieur Gore, un homme d'un caractère doux et flexible. Je doute encore, malgré cela, qu'il ait la gloire de terminer cette malheureuse affaire de la Plata, qui, vous le savez encore mieux que moi, ne peut finir que par une expédition ou par une soumission complète aux volontés de Rosas. On en est à peu près venu à ce dernier parti, du moins pour le fond ; mais on ne s'humilie pas encore assez devant le grand homme de Buenos Aires. Celui-ci voudra qu'on se courbe jusqu'à se mettre le front dans la poussière, et les nouvelles instructions, tout en insinuant qu'il serait à propos de le faire, ne le disent pas d'une façon assez absolue ; en sorte que je doute de ce qu'il adviendra. Ce qu'il y a de positif, c'est que Montevideo est à bout de ressource ; cette pauvre ville n'a plus ni argent ni hommes pour soutenir sa cause. Garibaldi part pour l'Italie, et un coup de couteau, porté par une main exercée, a mis fin aux jours de Varella quelques heures après l'arrivée sur rade des nouveaux négociateurs. Cette abominable action m'a fait supposer d'abord qu'on avait l'intention de s'arranger ; mais j'ai vu s'élever depuis les mêmes obstacles que ceux que vous avez rencontrés vous-même. Cette fois, on ne va pas à Buenos Aires ; on veut tout arranger au Cerrito. C'est comme si en voulant faire un traité avec le Roi de France, on allait faire la négociation avec son illustre allié le bey de Tunis. Il y a probablement la dessous une ruse diplomatique que ma grossière intelligence ne saisit pas, ni celle de Monsieur Gros non plus. Vous m'avez dit des choses bien justes sur le caractère de ce dernier ; c'est un homme d'honneur et d'intelligence. Les choses lui apparaissent sous le même jour qu'à nous ; il ne désespère pas encore du succès ; mais à mesure qu'il avance, il voit grandir les obstacles. Il était temps qu'il arrivât pour me débarrasser de tous les tracas que m'a causé le blocus. J'ai tenu bon jusqu'au bout malgré les réclamations de tous les neutres, notre ami, Commodore Herbert, en tête, qui n'a cessé d'être en relations continuelles avec Buenos Aires et le Cerrito, ce qu'il fait encore, ayant toujours sa négociation particulière, comme au temps de Lord Howden, sur les décisions duquel, je le soupçonne, il a eu trop d'empire.


Je n'en finirais pas s'il me fallait vous citer tous ceux qui me parlent souvent de vous avec éloge ; autant voudrait dire toute la ville; mais Basin et Denuy méritent une mention particulière en raison du dévouement que vous avez su leur inspirer. Suffan et moi, comptons comme un dédommagement à tous les ennuis que nous éprouvons ici, le bonheur d'avoir fait votre connaissance et celle de Madame Walewska. Un de mes grands désirs est de vous revoir tous deux, et j'espère que le ciel m'accordera cette faveur ; car j'irai vous chercher dès que je serai libre, et j'espère vous trouver placé d'une façon agréable et dans un poste aussi important que celui que vous êtes capable, éminemment capable de remplir. Voilà un de mes vœux les plus ardents après celui que je forme pour occuper toujours une petite place dans votre souvenir et dans celui de votre charmante compagne.


A vous de cœur


Le Prédour