[En tête : Légation de la République Française à Naples]

Gaëte, le 14 mai 1849

Monsieur et cher Collègue,
Les nombreux voyages et le surcroit d'occupations auxquels la question de Rome a donné lieu, m'ont mis dans l'impossibilité absolue de répondre par le dernier courrier à la lettre que vous avez bien voulu m'écrire. J'ai pensé d'ailleurs que Monsieur Demidoff, que j'ai vu fréquemment pendant son séjour à Gaète, vous donnerait tous les renseignements désirables. Aujourd'hui je m'empresse de vous informer moi-même et des démarches que j'ai faites auprès du Grand Duc et de la situation de la question romaine.
Dès mon arrivée à Gaète, j'ai demandé audience à Son Altesse. Je l'ai pressé dans les termes les plus vifs de rentrer dans ses Etats sans avoir recours à l'intervention autrichienne ; je lui ai représenté tout ce qu'une pareille intervention aurait de désastreux pour lui-même et pour sa dynastie ; qu'il ne pouvait répondre à un appel de son peuple par une invasion ou une occupation étrangère ; et quels étrangers ? Ceux-là même contre qui toute l'Italie s'était soulevée, avec imprudence et témérité sans doute, mais enfin dans un élan d'indépendance fort explicable et fort honorable en lui-même. J'ai dit au Grand Duc que l'attitude des populations devait le rassurer ; qu'il serait plus facile peut-être de rétablir un gouvernement nouveau à Florence à l'ombre du drapeau autrichien, mais qu'il valait mieux se condamner à quelques difficultés passagères et ne pas compromettre l'avenir. Comme le Grand Duc objectait la nécessité de réduire Livourne, je lui dis que Livourne ne pouvait tenir seule devant l'enthousiasme de tout le pays, et qu'en tous cas il avait des voisins qui pourraient, sans les mêmes inconvénients que l'Autriche, étouffer ce foyer révolutionnaire. Le Grand Duc m'a peu répondu et beaucoup remercié. Son silence trahissait l'incertitude où je le savais plongé. Il s'est enfin décidé à nommer la commission gouvernementale que vous savez et qui fonctionne aujourd'hui à Florence. Mais cette détermination n'a pas malheureusement empêché l'entrée des Autrichiens, que nous apprenons être à Pise et à Livourne. Le Grand Duc se défend de les avoir appelés. S'il ne l'a pas fait, il n'est pas moins fort content de leur arrivée.
Quant à la question romaine, elle marche fort lentement. J'arrive du quartier général français et de celui du roi Ferdinand. J'ai trouvé le général Oudinot à la tête de quinze mille hommes environ : cinq mille lui arrivent encore. Il est depuis hier à Castel Di Guido à dix mille de Rome, et son intention est de prendre position sous les murs de Rome et d'ouvrir la brèche ; une fois l'entrée de la ville libre, il espère amener les Romains par cette démonstration à une soumission qui aurait le double avantage d'épargner la vie de ses soldats et de ne pas ouvrir au Pontife une route de sang et de ruines. L'armée napolitaine, forte de quinze mille hommes environ, est campée à Albano à quinze mille de Rome. Elle est fort occupée en ce moment de la bande de Garibaldi, qui parcourt la campagne, semant partout la terreur. Rien de décisif n'avait encore eu lieu entre lui et les troupes royales.
L'affaire de Sicile vient de recevoir une solution définitive par l'entrée du général Filangieri à Palerme, entrée qui a eu lieu sans effusion de sang. Le pays est fort tranquille.
Agréez, Monsieur et cher collègue, l'expression de mes sentiments bien dévoués.
A. de Rayneval