Paris, le 31 juillet 1849

Monsieur,
J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 16 décembre courant. Le désir que vous m'exprimez de connaître les intentions du gouvernement à l'égard de la conduite à tenir vis à vis de l'Autriche dans le poste que vous occupez est très naturel et je suis fort disposé à le satisfaire.
Il convient en cette matière de distinguer ce qui est permanent de ce qui est accidentel.
Le vrai fondement de notre influence en Italie repose sur l’... juste que les populations ont connu de nos tendances libérales. Notre rôle est d'agir dans le sens de cette idée, modérément, prudemment, mais avec persistance et fermeté. Tous nos efforts doivent tendre à affermir les  souverains italiens dans la pensée qu'il est non seulement de l'intérêt de leurs peuples, mais de leur intérêt propre de donner des institutions libres ou de maintenir celles qu'ils ont accordées. Nous devons nous efforcer, également, sans cependant qu'on puisse nous accuser de nous mêler inconsidérément dans les affaires intérieures du pays, de favoriser le développement d'un parti libéral modéré, d'éclairer ce parti s'il existe, de lui donner courage et de la discipline. Telle doit être la tendance permanente et la marche habituelle de notre politique en Italie. Cette conduite établit naturellement et doit établir une sorte d'antagonisme entre nous et l'Autriche. Cet antagonisme est inévitable, et, s'il se renferme dans de certaines limites d'action, il est désirable. Nous représentons et devons représenter pour les Italiens un autre principe que l'Autriche. La force d'opinion que nous possédons dans ce pays est née en partie et doit s'entretenir de cette différence.
J'approuve donc pleinement le point de vue suivant lequel vous me paraissez agir à Florence. Vous y marchez dans le sens vrai de notre politique. Le moment actuel exige seulement des précautions particulières. Vous n'ignorez pas que nous sommes engagés à Rome dans une entreprise qui présente les difficultés les plus grandes. Nous rencontrons là des obstacles d'une nature toute spéciale et contre lesquels la force seule est insuffisante. Nous y avons à faire à une puissante spirituelle qu'il faut respecter alors même qu'on exerce sur elle une sorte de contrainte ; avant, du moins, de recourir à des mesures ou de tenir un langage qui sentent la menace, le gouvernement désire épuiser tous les autres moyens. La France et ceux  qui dirigent en ce moment les affaires sont fermement et irrévocablement résolus à ne point laisser restaurer les abus du gouvernement papal et à obtenir, quoiqu'il arrive, pour les états romains les réformes nécessaires. Mais, je le répète, nous souhaitons atteindre ce résultat par une sorte de pression morale plutôt que par des moyens plus prompts et plus actifs. Le gouvernement autrichien paraît, lui-même, disposé à croire que les réformes que nous demandons sont indispensables et enclines à pousser le Pape dans le même sens que nous. Ce que nous faisons en vue de la liberté, il le juge utile en vue de la stabilité de la puissance restaurée du Saint Père. Tant que cette situation restera la même, jusqu'à ce que nous ayons obtenu du gouvernement pontifical les concessions et les réformes que nous réclamons, nous avons intérêt à ne pas amener entre nous et l'Autriche des froissements inutiles, à ne pas nous placer ostensiblement vis à vis d'elle dans une attitude semi hostile, à ne pas mettre en relief et exposer pour ainsi dire nous-mêmes au regard des populations italiennes, cet antagonisme naturel et nécessaire dont je parlais plus haut. Notre conduite sans cesser de porter le cachet du libéralisme dont il importe de ne jamais lui laisse perdre l'empreinte, doit être cependant mesurée et très prudente dans tous les faits qui sont de nature à blesser directement l'intérêt autrichien ou la susceptibilité des agents de l'Autriche.
Tel est, Monsieur, l'ensemble de nos vues. Cette lettre, je pense, répond aux besoins d'instruction particulière que vous exprimiez. Vous y trouverez, j'espère, la règle permanente de votre conduite et en même temps l'indication des nécessités spéciales du moment. Le mérite réel que vous avez fait voir dans d'autres circonstances, m'est un sûr garant de l'intelligence, du zèle, et de la capacité avec lesquelles vous vous conformerez aux vœux que je vous ai fait connaître.
N'hésitez pas à recourir souvent à la forme des lettres particulières. On peut souvent de cette manière indiquer des faits ou faire connaître des opinions qui trouveraient difficilement place dans des dépêches officielles.
Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de ma considération la plus distinguée.
 Alexis Tocqueville