Paris, le 1/13 mars 1856
Confidentielle

Mon cher comte,
En retour des preuves constantes d’amitié que vous m’avez données et par reconnaissance pour les bontés dont Sa Majesté l’Empereur a daigné m’honorer en toute occasion, je me fais un devoir de m’ouvrir franchement à vous sur toutes les questions qui restent à résoudre pour arriver au prompt rétablissement de la paix.
Je vous prie de considérer cette communication comme purement confidentielle, mais j’attache une haute importance à ce qu’elle soit mise sous les yeux de Votre Auguste Monarque, pour attester mon plus sincère désir de contribuer autant qu’il dépend de moi à l’accomplissement de la pensée magnanime qui porte Sa Majesté à rendre à l’Europe, sans le moindre retard, le bienfait d’une pacification générale. Dans ce but je vais résumer ici les articles principaux qui forment encore l’objet de nos délibérations.
Délimitation des frontières de la Bessarabie. Je m’empresse de vous annoncer que l’Empereur, mon maître, a donné son entière approbation au tracé des limites, tel qu’il a été arrêté dernièrement en conférence, grâce à l’appui décisif que Votre Auguste Souverain a daigné m’accorder de son propre mouvement, basé sur un principe de haute justice.
Dans notre prochaine séance je déclarerai l’assentiment donné par l’Empereur, mon maître, au plan de délimitation. Il restera dès lors à nous entendre sur la manière la plus honorable de placer cet article dans le traité général.
A cet effet, je vous proposerais de le rattacher aux principes unanimement consacrés pour assurer l’entière liberté de la navigation du Danube.
N° 1
Nous avons rédigé en ce sens le projet d’article que je soumets ci-joint à votre examen.
n° 2
Convention navale. Pour faciliter une entente désirable sur ce point, je me suis décidé à adopter en entier votre propre rédaction en y ajoutant, comme vous me l’avez indiqué, les deux bâtiments en station à l’embouchure du Danube, en exécution de l’article du traité général y relatif.
n° 3
Iles d’Aland. Après avoir consulté sérieusement mes instructions, et en me rapprochant de vos vues autant qu’il est en mon pouvoir de le faire, nous avons rédigé un projet de convention, conçu de manière à réaliser les intentions de votre gouvernement, en les mettant d’accord avec des motifs de haute convenance envers mon souverain et envers le sentiment national de la Russie.
Immunités religieuses et politiques des populations chrétiennes. Dès l’origine, je vous ai exposé loyalement la nécessité où j’étais d’assigner à cet article une place faite pour donner à la transaction à conclure un caractère de solennité, conforme à la dignité de toutes les puissances chrétiennes. Ce soin m’a été expressément recommandé par l’Empereur mon maître. De plus, il m’a prescrit de ne point perdre de vue que toutes les promesses faites par la Porte en faveur des chrétiens deviendraient illusoires, si elles n’étaient pas accompagnées d’une volonté clairement énoncée au nom de toutes les Puissances chrétiennes de veiller d’un commun accord à leur stricte exécution.
Désirant, de mon côté, observer les ménagements que votre gouvernement est engagé à garder envers le maintien de l’indépendance et de la dignité du Sultan, nous avons rédigé, après mûre réflexion, un projet qui servirait de conclusion à la rédaction dont vous m’avez donné lecture. Je n’ai point ce projet sous les yeux, mais je crois que la formule ci-jointe pourrait se lier facilement à votre rédaction.
Je n’ai pas besoin de justifier la démarche confidentielle que je viens de faire. Elle m’est inspirée d’abord par la bienveillance avec laquelle Votre Auguste Monarque a daigné prendre en considération les difficultés graves sous lesquelles j’ai abordé cette négociation. Je n’ignore point que la sagesse et la fermeté de l’Empereur ont surmonté d’avance la majeure partie de ces obstacles qui auraient rendu la paix impossible. J’ai l’espoir que Sa Majesté prendra en considération la franchise avec laquelle j’exprime mes vues sur les difficultés qu’il nous reste à aplanir. Elles portent bien moins sur le fond, que sur la forme. Je ne saurais terminer cette lettre sans vous témoigner encore une fois, mon cher Comte, combien j’ai su apprécier la supériorité remarquable dont vous avez fait preuve par la direction que vous avez imprimée à nos travaux, dans le désir constant de nous seconder sans blesser les susceptibilités de vos alliés.
Je viens de placer entre vos mains le secret intime de ma pensée. Vous en ferez l’usage le plus opportun, pour hâter la conclusion de la paix qui fait l’objet de nos vœux et de nos efforts communs.
Agréez, mon cher Comte, l’assurance de ma haute considération et de mon invariable attachement.
Comte Orloff