[Papier à  en tête : Légation impériale de France]
Confidentielle
Turin, le 4 novembre 1856
[D’une autre main, probablement Walewski, au crayon : je ne puis me mêler de cette affaire délicate] 
Monsieur le Comte,
Le Comte de Vitzthum, Ministre Résident de Saxe à Londres, est depuis quelques jours à Turin. Il est accrédité par Sa Majesté le Roi de Saxe près Sa Majesté le Roi de Sardaigne et chargé d'une mission particulière concernant Son Altesse Royale la Duchesse de Gênes. Le but de cette mission est d'obtenir que le mariage de son Altesse Royale avec Monsieur Rapallo soit considéré comme morganatique et ne porte pas atteinte aux titres et prérogatives de la Princesse comme veuve du Duc de Gênes. Quant aux conséquences pécuniaires de cette nouvelle union, l'envoyé de Saxe est autorisé à faire de très larges concessions, mais ses instructions lui commandent d'insister très fortement sur la conservation des titres et prérogatives. Le jour même de son arrivée, le Comte de Vitzthum me remit une lettre particulière du Baron de Beust, avec lequel je suis lié depuis bien des années, lettre par laquelle le Ministre des Affaires Etrangères de Saxe me priait de vouloir bien prêter un concours officieux au Comte de Vitzthum, et l'aider de mon conseil dans ses rapports avec le Gouvernement sarde. Ainsi que votre Excellence peut s'en faire une idée, la mission de l'envoyé de Saxe est d'une nature excessivement délicate et je me suis attaché d'une manière absolue à ne pas sortir de la réserve et de la circonspection qu'elle commande. Je n'ai pas cru toutefois devoir refuser les avis utiles que me permettent de donner la connaissance que je puis avoir de la Cour de Sardaigne et l'expérience acquise par un séjour prolongé en ce pays. Le Roi a fait au comte de Vitzthum un excellent accueil et se montre disposé à rechercher les moyens de concilier ses obligations avec le désir de ne pas blesser la Cour de Saxe. Le Cabinet de Turin refuse néanmoins jusqu'ici d'admettre la théorie du mariage morganatique, et persiste à considérer l'état civil des Princes et Princesses de la famille royale, comme devant être réglé par les lois en vigueur qui sont à l'usage des citoyens ordinaires.
Il se fonde sur une distinction qu'il établit entre les maisons royales de race allemande, chez lesquelles le mariage morganatique constitue un état défini, et les maisons royales de race latine, chez lesquelles, dit-il, cet état ne serait pas consacré. L'envoyé de Saxe oppose à cette argumentation des exemples tirés de la condition de diverses Princesses appartenant aux familles régnantes du midi de l'Europe, et cite celui de Sa Majesté la Reine Christine, et celui de la Reine de Naples ; il cite encore en Russie, Son Altesse Impériale la Grande Duchesse Marie de Leuchtemberg, remariée à un officier russe sans que ce mariage ait modifié en quoi que ce soit sa position.
D'un autre côté une ancienne loi de Sardaigne réserve au Roi le pouvoir de régler l'état civil des Princes et Princesses de sa maison, et rien n'est venu abolir ces prescriptions. Il est évident que les deux opinions peuvent se discuter et se défendre toutes deux par des raisonnements sérieux. Ce qui préoccupe le cabinet de Turin est, à n'en pas douter, la crainte d'avoir à soutenir sur cette question une polémique désagréable devant les chambres, et le désir d'éviter la responsabilité qu'il pourrait encourir en prenant une résolution indépendante de leur concours. Si j'avais à émettre une opinion sur cette matière, je n'hésiterais pas à exprimer l'avis qu'elle ressort exclusivement des prérogatives de la couronne et que l'immixtion du parlement dans le cas qui se présente est contraire à l'esprit des institutions monarchiques. Mais, je le répète, j'ai cru devoir m'abstenir de toute réflexion et de toute appréciation, et si je viens aujourd'hui entretenir Votre Excellence de cette affaire c'est que j'y ai été directement quoique très confidentiellement invité par Monsieur l'envoyé de Saxe. Au point où en sont les choses, Sa Majesté le Roi de Sardaigne, isolée par le vide qu'ont créé autour d'elle les malheurs qui ont successivement frappé sa famille est privée des conseils que pourraient lui offrir des parents de condition royale, que leur naissance rendrait directement intéressés au prestige de la couronne et au maintien des prérogatives de la Royauté. Le Roi n'a d'autres conseillers que  ses Ministres, et malgré le dévouement absolu dont ils ont donné maintes preuves à leur Auguste Souverain, il est permis de les considérer comme plus jaloux, peut-être, des droits du Parlement que de ceux de la couronne. Ce qui manque auprès du Roi, et ce dont la cour de Saxe constate l'absence avec inquiétude, c'est une voix amie influente et royale qui peut faire valoir près de Sa Majesté la nécessité de ne pas abandonner un principe nécessaire à la dignité des Maisons Princières, principe dont la cour de Saxe réclame l'application avec un intérêt d'autant plus pressant que deux unions prochaines vont étendre ses alliances et celles de la Duchesse de Gênes. Ces considérations développées par Monsieur l'envoyé de Saxe n'étaient que les prémisses d'une pensée que Votre Excellence a déjà devinée. La voix seule de sa Majesté l'Empereur pouvait exercer sur le Roi l'influence amicale et puissante dont l'absence mettait en péril l'espoir de la cour de Saxe. Quelques paroles de l'Empereur au Marquis de Villamarina et que le Ministre transmettrait à son Souverain, quelques mots que Sa Majesté l'Empereur me chargerait de dire à sa Majesté sarde, devraient avoir un poids immense sur les résolutions du Roi de Sardaigne. Tel est, Monsieur le Comte, le désir formulé par Monsieur l'envoyé de Saxe, et partagé, m'a-t-il dit par son Gouvernement.
Je fis observer au Comte de Vitzthum que l'expression de ce désir avait besoin, pour être sérieusement prise en considération d'être transmise à l'Empereur par une voie plus régulière que par la mission de Sa Majesté Impériale à Turin, et il me répondit que le Baron de Beust devait avoir chargé Monsieur de Seebach d'en entretenir votre Excellence et de solliciter l'appui officieux de la cour de France dans cette affaire. Il est donc probable que votre Excellence aura déjà reçu une communication analogue au moment où lui parviendra cette lettre. Cependant, je crois devoir vous informer, Monsieur le Comte, de la nature de mon entretien avec Monsieur l'Envoyé de Saxe. Si au premier abord j'ai été surpris de cette ouverture, je ne puis néanmoins me défendre d'une certaine satisfaction intérieure en constatant ce nouvel hommage rendu à l'Empereur, hommage d'autant plus sincère qu'il est moins apparent, et qu'il place l'honneur et les intérêts de la plus ancienne maison souveraine de l'Europe sous l'égide de la haute influence de Sa Majesté. D'après ce que j'ai pu voir, j'ai lieu de croire que sauf la tutelle des enfants que prend le Roi, il y a une possibilité d'entente sur les autres points de cette question. Je ne puis toutefois dissimuler à Votre Excellence que toute intervention d'une cour étrangère dans une affaire aussi délicate me semble présenter d'assez sérieuses difficultés si elle ne se renferme dans des limites bien restreintes.
Veuillez agréer, Monsieur le Comte, les assurances de ma très haute considération.
Gramont