Genève, le 16 janvier 1860

 

Mon Cher Alexandre,
J'ai été sur le point de vous écrire, le jour même où j'ai appris que votre démission était acceptée, pour vous féliciter de ce que vous avez saisi la première occasion qui s'est présentée de clore honorablement une carrière que vous avez parcourue en vous faisant aimer et respecter de tous. Je le fais aujourd'hui, après y avoir sérieusement réfléchi et toujours plus persuadé que vous avez parfaitement bien fait.
Si vous pouviez faire un pas de plus et vous retirer entièrement  des affaires je vous trouverais encore plus habile et plus sage, car nous sommes en face d'une révolution politique, religieuse et surtout sociale à laquelle il sera bien difficile de résister. Les grandes découvertes dont notre siècle se glorifie et dont il a si vite profité, auront une influence plus grande que toutes celles qui ont transformé le monde à certaines époques.
Jusqu'à présent l'Empereur a marché dans le sens de cette révolution, il s'est mis à la tête du mouvement. En suivant ce qu'il appelait son étoile, il est devenu l'homme de son siècle. Il l'est encore et le sera toujours tant qu'il aura le courage d'aller en avant. Mais dès qu'il reculera, dès qu'il voudra s'arrêter, dès qu'il hésitera seulement il sera brisé. Je ne dis pas cela pour vous empêcher de vous dévouer mais pour vous engager à agir avec prudence. Je sais que vous voyez courir le vent, que vous en savez bien plus que moi.. Seulement je vous prie d'ouvrir vos yeux et vos oreilles. Je me permets de vous recommander d'être sur vos gardes.
Tel est le principal but de ma lettre ; toutefois en vous présentant mes vœux et mes félicitations, je désire ajouter un mot relativement à la demande que j'ai adressée l'année dernière au Ministère des colonies et de l'Algérie. J'aimerais pouvoir la retirer. Comme je tenais à me montrer digne de cette faveur, si je l'obtenais par votre protection, j'ai dû me mettre en mesure d'en profiter et faire pour cela quelques sacrifices, mais plus elle est ajournée, plus ces sacrifices deviennent considérables et je crois qu'il est plus sage d'y renoncer entièrement. D'ailleurs j'ai appris qu'il ne suffirait pas d'une décision ministérielle pour que tout fut réglé et qu'il fallait employer des moyens auxquels je répugne, pour qu'elle eut son effet. Vous n'y pourriez rien à ce qu'il paraît. Je viens donc vous remercier de ce que vous avez fait. Vous avez fait tout ce que je pouvais attendre d'un ami et j'en suis très reconnaissant. Si mon fils persiste dans son idée d'aller se fixer en Afrique il achètera ou louera dans la province d'Alger une petite ferme, sans demander autre chose au gouvernement français que la protection qu'il a toujours généreusement et loyalement accordée à tous ceux qui sont venus s'établir sur ces provinces africaines.
Agréez mon cher Alexandre tous mes vœux pour votre bonheur et l'assurance de mon dévouement.

Vaucher-Marchand