[En tête : Consulat général de France à Beyrouth – Direction politique]
Beyrouth, le 28 mars 1860

Monsieur le Ministre,
J'ai eu l'honneur d'adresser au Département, sous le timbre de la Direction politique n° 8 et 9, des rapports sur l'agitation du Liban et l'insurrection du [...]
La position est malheureusement aussi tendue actuellement qu'elle l'était à l'époque où j'écrivais ; les tiraillements des partis, l'intolérance des différents rites [ ?] et l'excitation du clergé d'un côté, l'esprit vindicatif des Sheiks et la faiblesse de l'autorité de l’autre sont les causes principales de cet état des choses.
Dans le dernier entretien que j’ai eu avec Khorschid Pacha, notre gouverneur général, Son Excellence, m’a assuré que de concert avec le Séraskier de Damas, il préparait une expédition contre les révoltés du [...] qui s’effectuerait après les Fêtes du Coban Baïram.
Je n’ai malheureusement pas une confiance illimitée dans les bonnes dispositions de l’autorité locale ; le gouvernement turc se plait à voir les désordres éclater dans le Liban et, si il ne les excite pas, du moins ne fait-il rien de bien efficace pour les calmer ; il espère, et avec raison, arriver à la domination directe de la Montagne et à l’abolition de ses privilèges par les désordres et les excès mêmes des habitants de cette province qui sont à la vérité peu dignes de l’intérêt qu’on leur a toujours et peut-être trop montré.
Quoiqu’il en soit quelle que soit mon opinion personnelle, j’ai cru devoir prendre des mesures pour assurer, autant que faire se peut, la tranquillité du pays.
Voyant ensuite que les relations entre le Caïmacan chrétien et le Patriarche Maronite étaient depuis quelque temps dans des conditions peu satisfaisantes, et que les paysans insurgés se prévalaient de cet état de choses pour multiplier les désordres, j’ai cru devoir envoyer auprès de ces deux personnages des drogmans du Consulat général dans le but de leur faire comprendre tous les dangers d’une position qui pourrait, en se prolongeant, compromettre non seulement leur autorité respective, mais l’avenir de la Montagne Maronite et particulier, et des chrétiens du Liban en général. J'aurai l'honneur d'informer Votre Excellence des résultats de ma démarche auprès des deux principales autorités chrétiennes du pays, aussi bien que des événements qui me semblent devoir se produire sous peu dans le Liban.
La partie des districts mixtes de la Montagne vient aussi d'être le théâtre d'un événement qui menace de créer de sérieux embarras à l'autorité.
Le Supérieur du couvent grec catholique de Ammik, près de Der-el-Kamar, a été trouvé assassiné dans sa cellule. Ce meurtre, attribué par les chrétiens à un Druse ennemi personnel du Supérieur, n'a pas manqué d'être le moteur d'une grave agitation, et les lettres incendiaires adressées par les habitants de Der-el-Kamar aux chrétiens des districts mixtes pour les exciter à la vengeance contre les Druses, ne manquèrent pas de trouver auprès de ces populations, maltraitées comme elles le sont par les [...] druses, un écho puissant. J'ai fait part de ces appréhensions à Khorschid Pacha et j'ai écrit dans le même sens au Caïmacan Druse ; les promesses consacrées d'usage m'ont été adressées, mais jusqu’ici les recherches n'ont amené aucun résultat et l'effervescence des Chrétiens, que je tâche de calmer par tous les moyens en mon pouvoir, est loin d'être à l'état de ne donner aucune inquiétude.
L'assassinat du Supérieur, dont je viens de parler, pourrait bien servir de prétexte au soulèvement presque général des chrétiens des districts mixtes, mais il serait pourtant possible de calmer les esprits en rendant justice pleine et entière ; le gouvernement Turc le fera-t-il ? Son impartialité sera-t-elle acquise aux Chrétiens ? Malheureusement il faut en douter, et les nouvelles que j'ai reçues de Damas me fortifient dans cette opinion. Voici ce que je viens d'apprendre, je le transmets sous toute réserve, sauf à rectifier s'il y a lieu.
Le Séraskier de Damas, Ahmet Pacha, animé de sentiments haineux contre les habitants de Zahlé et de Der-el-Kamar après avoir appris la nouvelle de l'assassinat du Supérieur du couvent grec et du ressentiment qu'avait réveillé chez les chrétiens cet attentat des Druses, a de suite réuni chez lui un conseil secret, dans lequel il a fait connaître ses intentions et développé un plan qui serait de faire attaquer par les Druses les chrétiens de Zahlé et de Der-el-Kamar, en faisant appuyer les premiers par les troupes du Sultan, cantonnées dans les environs de ces deux villes.
Je n'ai pu avoir, pour le moment, de plus amples renseignements, mais l'on m'assure que l'on est sur les traces du complot que trame Ahmet Pacha contre les Chrétiens, et j'aurai l'honneur d'informer Votre Excellence de tout ce que j'apprendrai à cet égard. Il n'est pas besoin d'ajouter que j'ai déjà fait et ferai tout ce qui dépendra de moi pour déjouer ces infâmes projets, dont je voudrais encore douter ; mais la révélation m'arrive malheureusement d'une source qui laisse peut d'espoir à la rétractation.
Ainsi que vous pouvez en juger, Monsieur le Ministre, la situation est assez tendue et, pour prévenir des complications qui pourraient avoir de graves conséquences, il serait urgent que l'on engageât l'autorité locale à déployer plus d'activité et d'énergie, et surtout plus de justice et d'impartialité.
Veuillez agréer...
Bentivoglio
[Pour copie conforme à l’original : St. Bentivoglio]