Anvers, le 27 août 1860

Mon cher Comte,
Mon chroniqueur ordinaire Marchand se néglige, et si j'ai appris votre  départ pour Vichy je ne sais pas comment vous vous êtes trouvé de votre séjour aux eaux. En attendant que mon sous-directeur me donne de vos nouvelles, je ne vois pas pourquoi je ne vous donnerais pas des miennes ; ma paresse ne peut plus aujourd'hui [... ....] que vous avez bien autre chose à faire qu'à lire ma prose.
Mais que vous dirais-je d'Anvers : que je passe mon temps à rêver disponibilité; que la pluie n'a pas cessé depuis trois mois, et que je ne sais pas trop ce que les pauvres gens mangeront cet hiver. Sans être par trop superstitieux je ne peux m'empêcher de remarquer que le malheur public suit de bien près l'annexion au Piémont des Etats du Saint Père. Serait-ce déjà le châtiment d'en haut ... Ipso, savez-vous bien que votre démission vous fait une fameuse position dans le royaume des cieux, et que j'espère bien que vous servirez mes intérêts dans l'autre monde aussi efficacement que vous l'avez fait dans celui-ci.
Je reviens sur cette terre et à la saison des chasses qui n'apportera pas, je le crains bien, grandes distractions à l'exécrable monotonie de ma vie. Si le  bon Dieu n'a pas inventé pour cette année le lièvre d'eau et le perdreau palmé, je ne vois pas trop ce que les chasseurs pourront faire lever dans les marais de la Lampine. J'en enrage d'autant plus que je me crois monté cette année en  véritable saint Hubert avec Miss (une fille de Lessep's Juno) et Bisti, sans y comprendre trois magnifiques puppies Ayah, Dobie et Moli qui ne sont bon à  rien pour le moment qu'à ravager mon gazon et à manger mes fleurs. Mais il faut bien que jeunesse se passe, et si je ne craignais de manquer de respect au Vicomte Charles j'émettrais ici le vœu qu'il ne donne jamais à son papa d'ennuis plus sérieux que ceux dont m'affligent ma jeune bande canine.
Vous savez ou vous ne savez pas que je me suis lâché cinquante actions dans la compagnie du chemin [ ?] de Beyrouth à Damas, et qu'à ce titre j'ai une correspondance assez suivie avec la Syrie. J'ai grand plaisir à vous dire que toutes mes lettres parlent dans les termes les plus élogieux de la conduite de Bentivoglio, et s'accordent à reconnaître que si tous ses collègues avaient montré du premier jour autant d'énergie qu'il l'a fait, peut-être aurait-on pu prévoir les horribles événements dont la Syrie a été le théâtre. Si je ne me sentais pas fatigué, usé, hébété par la vie de province, j'avoue que la mission donnée à Monsieur B..land m'aurait vivement tentée car j'ai conservé un excellent souvenir de mon séjour en Syrie. Mais j'ai vidé mon sac, et ne désire plus rien autre chose que la disponibilité :  un luxe que je me passerai bien un jour ou l'autre si les affaires de l'Inde continuent à bien marcher.
Veuillez présenter mes hommages à Madame Walewska, mes souvenirs aux enfants.
A vous et  dévoué.
Valbezen