[En tête : Consulat général de France à Beyrouth]
Beyrouth, le 22 août 1860

Mon Cher Alexandre,
J'ai reçu votre bonne lettre en date du 3 août et je l'ai lu et relu au moins vingt fois. Comment vous remercier et reconnaître tout ce que vous voulez constamment faire pour moi. C'est assurément bien difficile mais si vous voulez vous contenter de ma reconnaissance et d'un attachement sans bornes nous ne serons jamais quittes il est vrai mais j'aurai au moins fait tout ce qui dépend de moi.
Vous avez bien raison relativement à mon excursion à Alexandrie, elle a été provoquée par une dysenterie obstinée de laquelle je ne pouvais pas me débarrasser. Enfin le mal est fait mais assurément si Monsieur Thouvenel avait été à Constantinople [ ?] la chose aurait passé inaperçue car ces huit jours d'absence n'ont été cause d'aucun inconvénient.
Quant à Monsieur de Lavalette il ne m'a pas été difficile de m'apercevoir de suite de ses dispositions à mon égard. Lallemand lui-même m'en a informé et me disait même, chose assez plaisante pour un ambassadeur, qu'il cherchait à couvrir sa propre responsabilité en la rejetant toute sur moi et sur mon peu de prévoyance. A cet égard mon cher Alexandre si l'on veut être juste pour moi il faut convenir que je suis le seul à avoir prévu les événements. En voici la preuve irrécusable pour vous seul mon cher. Ci-joint copie de la dépêche écrite au Département le 28 mars passé sous le numéro 10 et comme de raison à l'Ambassade, mais Monsieur de Lavalette assure qu'il ne l'a point reçue et qu'elle s'est égarée. C'est au moins malheureux pour moi que sur 75 dépêches écrites à l'Ambassade précisément la plus importante pour moi dans ce moment ne se retrouve point dans les archives. Tout le monde sait ici à quoi s'en tenir sur ce que j'ai dit avant les événements et la manière dont j'ai jugé toute la question. Je trouve donc que les accusations des journaux sur mon peu de prévoyance sont excessivement injustes et si l'on pouvait faire rectifier adroitement cette appréciation sur mon compte j'en serais très heureux, car j'ai la conscience non seulement d'avoir prévu les complications mais aussi d'avoir fait tout ce qui dépendait de moi pour venir en aide aux énormes misères qui ont accablé ces malheureuses populations.
Monsieur de Lavalette en outre affirme qu'il fallait débarquer l'équipage de la Zenobie pour empêcher l'exécution des Chrétiens le 24 juin. Voici une lettre de La Roncière que j'ai reçue il y a quelques jours de cela, je n'ai pas besoin de n'y rien ajouter, mais soyez convaincu mon cher qu'il m'a fallu plus de courage et d'énergie à faire seul ce que j'ai fait la journée du 23 juin et la nuit du 24, que si j'avais été appuyé par une compagnie de débarquement. En outre ainsi que je l'ai écrit à Monsieur de Lavalette si nous avions débarqué nous livrions à une mort certaine tous nos filateurs de la montagne et leurs familles, et la destruction de tous nos établissements du Liban était inévitable, en outre la destruction de ces établissements entraînait la perte de plusieurs millions de francs pour les maisons de commerce de Lyon de Marseille de [...] et de Saint Etienne. Il aurait été très agréable pour La Roncière et pour moi de nous promener dans les rues de Beyrouth avec deux cents matelots bien armés, avec cela je puis vous assurer que nous aurions mis à la raison tous ces Musulmans, qui sont à Beyrouth aussi lâches que les Chrétiens, mais le danger n'était pas ici, il était pour l'intérieur. Les journaux auraient peut-être parlé de nous mais si le rôle que nous avons joué était obscur il était dicté par la modération et surtout par la raison et la connaissance du pays. Enfin mon cher je dirai finalement que l'opinion publique et principalement l'autorité locale n'aurait pas manqué de faire retomber sur la mesure du débarquement et sur nous par conséquent toute la responsabilité des terribles événements de Damas qui sont arrivés quelques jours après.
Je voudrais encore vous écrire longuement mon cher Alexandre mais si vous saviez comme je suis occupé vous trouveriez que même cette lettre est un effort.
Merci, merci, merci !! Pour la croire j'ai lu le paragraphe de votre lettre devant une partie de la colonie qui par hasard était présente, tout le monde s'est précipité à mon cou en me disant « comme nous sommes heureux que l'on vous rende justice ». Merci surtout mon cher d'avoir insisté pour que je reste à Beyrouth c'est très important pour moi. Le commissaire ne m'inquiète nullement surtout si c'est Sabatier ou Monsieur Bourré.
Excusez mon griffonnage je vous prie mais je suis accablé de besogne et tourmenté par une foule de monde, je n'ai même pas le temps de me relire. Je vous embrasse tous très tendrement, toujours votre dévoué.
St. Bentivoglio
P.S. : Le général Beaufort est charmant pour moi.