Copie
Vernouillet à Monsieur de B.
Très confidentielle

Tienn-Tsinn [Tientsin], le 29 août 1860
Monsieur le M., Votre bonne lettre m’a fait un bien vif plaisir, sans toutefois calmer nos craintes, car j’avais déjà depuis plusieurs jours une lettre de Kleez, parlant des rebelles comme étant à la date du 18 aux portes de Shanghai et du meurtre du père Massa et de plusieurs enfants à Tsa-ka-vé. Vous avez été bien indulgent, Monsieur le M. de penser que j’aurais pu vous être matériellement de quelque secours dans ces moments vraiment critiques, et vous pouvez voir par la lettre que j’ai déjà écrite à Kleez comme par celle que j’avais adressée à Monsieur de B. par le courrier précédent, que vous aviez deviné ma pensée, mes désirs, et mes regrets d’aujourd’hui. C’eut été pour moi un véritable bonheur de m’exposer pour votre légation et de la défendre même dans la personne de la ville de Shanghai que j’ai pourtant prise en horreur. Le Baron a paru très reconnaissant des excuses si finement polies que vous lui adressiez par mon intermédiaire, et pour ma part je voudrais bien que vous en eussiez à lui faire par tous les courriers afin que j’en puisse profiter d’une pareille façon. Comme vous m’en priez, Monsieur le M., je me suis empressé de lire au Baron toute la partie de votre lettre qui avait trait aux événements de Shanghai, en exceptant seulement le passage où il est question de votre voyage avec Monsieur Bruce à Chusan et des sottes conclusions (si admirablement rendues in pigeon english) que la peur en avait tirées dans le lieu de notre commune résidence. J’ai également soumis au Baron Gros les trois pièces si intéressantes jointes à votre lettre. Il était justement à court de nouvelles de Shanghai et commençait vraiment à s’inquiéter assez. Le ton de tranquillité et de confiance qui régnait dans votre lettre n’a pas peu contribué à nous rassurer tous, et quand nous avons appris par les Anglais qu’une attaque des rebelles contre la ville avait été le 20 et le 21 repoussée si vigoureusement, que les bandits s’étaient retirés des environs de Shanghai, cette bonne nouvelle nous a paru toute simple et comme forcée. Le Baron m’a prié de vous remercier encore, et je compte bien lui demander, si faire ce peut, qu’il me charge de nouveau de vous écrire, pour lui, par ce courrier ; sinon, je vous écrirai pour mon compte et vais même, en attendant et pour plus de sûreté commencer tout de suite.
Nous sommes arrivés à Tienn-Tsinn le dimanche, 26 au matin, après une traversée de 18 heures, sur une petites canonnière en fer, cinq échouages et une nuit assez froide passée à la belle étoile sur la chaudière. “L’avalanche” avait été mise à la disposition de l’ambassadeur par l’amiral Charner et devait, depuis deux jours déjà que l’amiral avait transporté un pavillon sur “l’Alarme” nous attendre à l’entrée de la rivière pour nous conduire à Tienn-Tsinn. Mais il s’est naturellement trouvé, par hasard, qu’au jour choisi par le Baron pour remonter à Tienn-Tsinn, l’Avalanche” venait de partir à l’instant même avec le Général et des troupes pour la même destination. En passant donc, entre les forts, à côté de la “Dragonne”, l’ambassadeur fit témoigner à Monsieur Bourgois qui commande la flottille le désir de continuer jusqu’à Tienn-Tsinn sur la petite canonnière de Monsieur de Mauduit ; et nous ne tardâmes pas à dépasser la “Fusée” sur la quelle était embarqué l’état major et une partie des troupes ; et bientôt “l’Avalanche” d’où le Général nous fit un beau salut. Le commencement de notre navigation n’avait pas été des plus agréables ; la rivière et surtout ses bords étant encore encombrés de cadavres chinois qui répandaient la plus affreuse odeur. Cependant le temps était superbe, les rives verdoyantes, les eaux s’épuraient un peu et nous filions, vers le soir, hardiment nos cinq nœuds, certains d’arriver à 10 heures, au plus tard, à Tienn-Tsinn, lorsqu’au lever de la lune nous rencontrâmes le “Grenada”, échoué en compagnie d’une canonnière sur la rive droite du fleuve. Le Baron veut faire une politesse à Lord Elgin, on stoppe, on arme la baleinière ; la visite dura deux longues heures pendant lesquelles le pauvre Mauduit “se mangeait le sang”, parce qu’il voyait la lune descendre rapidement dans le ciel et donnait au lieutenant Fricault les noms les plus maritimes parce que c’était lui qui avait montré le pavillon de Lord Elgin au Baron qui ne l’aurait pas aperçu sans cela. Nous repartons enfin, mais ce malencontreux arrêt nous avait porté malheur et nous nous échouons nous mêmes en pleine rivière sur un banc mal indiqué. Cependant la marée avait monté et le “Grenada” s’était remis à flot. Nous le voyons arriver sur nous à toute vapeur ; il manqua de nous couper en deux, il passa, sans nous jeter un regard de compassion et mouilla dans Tienn-Tsinn à minuit. Tout ce que nous pûmes faire pendant la nuit fut de nous déséchouer et de nous remettre en route ; mais il fallut bientôt nous arrêter de nouveau et jeter l’ancre pour donner un peu de repos à l’équipage. Nous n’étions qu’à 3 ou 4 milles de Tienn-Tsinn. Nous répartîmes au jour et quand, au lever du soleil, nous arrivâmes en ville, Lord Elgin avait déjà jeté son dévolu sur la meilleure partie du yameun qu’avait habité il y a deux ans Monsieur Reed et Monsieur Pontiatine. Nous n’avions plus qu’à choisir le reste. C’est ainsi qu’un bienfait est quelque fois perdu.
Je m’aperçois trop tard que la narration de l’incident a nui à la description des rives du [...] qui sont vraiment charmantes et dignes, dans un autre genre, des gracieux aspects de Pou-tou. Je regrette d’autant plus que vous n’ayez pu me décrire ces derniers que j’eusse été à même de juger si nos impressions avaient été les mêmes, car j’avais aussi visité cette île, pendant le petit congé que vous avez bien voulu m’accorder pour aller à Chusan, et j’en avais moi-même donné une description à Madame de B. dans une lettre qu’elle n’a, je crois, jamais reçue. L’entrée de Tienn-Tsinn est défendue par deux forts dont l’un était occupé par les Anglais qui l’ont immédiatement laissé à nos troupes quand elles sont arrivées au nombre de 500 hommes, le soir et le lendemain du jour de notre arrivée, parce qu’ils ont trouvé plus confortable le fort de la rive droite dans lequel il ont été s’établir, profitant de l’occasion pour traverser la ville, Sikhs et canons en tête. Un très joli poste existe aussi à l’entrée du yameun des deux ambassadeurs, mais quand, à son arrivée, le Colonel Schmitz a voulu y envoyer la garde du Baron Gros qui avait déjà couché à terre, on lui a répondu qu’il était déjà retenu et même occupé par les Anglais. Notre mât de pavillon sera du moins, je l’espère, le frère aîné de celui de nos collègues ; j’ai eu lieu, à ce soir, une longue conférence avec l’Amiral Charner qui entre parfaitement dans mes idées d’égalité absolue à ce sujet et conservera gracieusement à bord de l’Alarme le pavillon de l’ambassadeur, bien que le Baron soit depuis plusieurs jours à terre, jusqu’à ce que ses charpentiers aient établi solidement et honorablement notre pavillon définitif. Il y a deux ans, nos alliés avaient paru avoir un mât de pavillon à ressort dans leurs poches, car à peine débarqués, leur drapeau flottait déjà devant l’ambassadeur ; mais je crois bien que cette fois ils ne seront pas les premiers parés, car leurs marins continuent toujours à montrer du mauvais vouloir vis-à-vis de Lord Elgin pour les questions de pavillon, et c’est ainsi qu’ils n’ont pas consacré cette marque distinctive au grand mât du “Grenada” après le débarquement de leur ambassadeur.
Somme toute, nous ne sommes pas trop mal installés, et si nos alliés ont dans leur part le jardin, la terrasse, tout ce qu’il peut y avoir d’un peu gai, nous jouissons en revanche d’une fraîcheur et d’une tranquillité sans pareilles dans de jolis appartements plus grands que les leurs et d’une propreté que l’on envierait souvent en France. Il faut vous dire que nous logeons chez le Rothschild du pays et vous ne pouvez vous faire une idée des bronzes, des porcelaines, des bibelots de toute espèce qui encombraient les chambres que nous habitons, qu’il nous a laissées du reste fort bien meublées de tables, de fauteuils, et d’armures, en se retirant avec sa famille dans une troisième partie de sa maison presque aussi grande que les deux autres. Le Baron trouve pourtant déjà cette habitation trop stricte et exprime journellement ses regrets de ne pas avoir choisi de l’abord son yameun d’il y a deux ans qui sera cette année celui du Général et qui jouit en effet de la plus jolie vue sur le canal impérial, la ville et tout le cours de la rivière. Les Russes viennent également de s’établir dans un joli yameun à quelques pas du nôtre et sont toujours chauds partisans d’une entrée militaire à Pékin, c’est-à-dire d’une forte escorte armée y accompagnant les ambassadeurs. D’après leurs renseignements, toute la cavalerie mongole a profité de l’occasion pour s’accorder un congé illimité et rentrer en Mongolie, tandis que les archers, tirés pour la plupart de l’une des provinces septentrionales, retournaient également dans leurs foyers. Selon eux, Sann-Ko-Linn-Sinn aurait été présent au jour de la bataille, et ce serait lui-même qui, voyant une bombe éclater presque à ses pieds et tuer le général Pé[...], aurait fait hisser le pavillon blanc sur le cavalier où il se trouvait. Bien qu’auprès de Heng-fou, il n’ait point paru dans aucune des entrevues au sujet de la reddition des forts du nord et du sud. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il a été dégradé de deux rangs, pour avoir, dit naïvement le considérant “induit le gouvernement dans d’énormes dépenses inutiles”. On lui a retiré sa bannière mongole et sa disgrâce est complète comme la déroute de ses soldats. Toujours selon les Russes, les Chinois ont eu au moins 2000 hommes tués. Comme, à l’exemple de la plupart des peuples orientaux, ils emportent avec soin leurs morts pendant le combat, il nous était difficile de juger alors de leurs pertes. A l’affaire du 14, on n’a trouvé qu’une quarantaine de cadavres dans l’enceinte du mur crénelé, mais ceux qui y étaient arrivés en premier, le Colonel Schmitz entr’autres, ont pu encore apercevoir des cavaliers tartares se sauver en traînant derrière leurs chevaux des morts chinois à la manière arabe.
Quant à ces pauvres Chinois, ce sont toujours les grands enfants que vous connaissez. Lorsqu’après avoir aperçu leur premier pavillon blanc, on vint leur demander s’ils voulaient se rendre ils répondirent que non, et comme on les prévenait que s’ils ne s’y décidaient pas avant 2 heures, on recommencerait le feu, ils répondirent qu’ils étaient prêts à combattre. A 2 heures précises, n’ayant reçu aucune réponse, l’armée se rangea avec toute l’artillerie dans la petite plaine située entre le port déjà tombé en notre pouvoir et le grand cavalier blanc, avec ordre de ne tirer qu’autant que les chinois ouvriraient le feu les premiers, ceux-ci ne bougeant point, on avança vers le port, dans lequel on les trouva au nombre de 3000 qui furent faits prisonniers sans la moindre résistance. De Cools leur fit signe qu’il leur fallait s’asseoir en s’asseyant lui-même, et ils s’assirent tous de l’air le plus calme du monde, tandis que l’on décidait de leur sort. Bientôt Parkes, de Cools et le jeune Anson passèrent la rivière en sampan et allèrent trouver Heng Fou pour l’engager à rendre les forts au sud qu’il ne pouvait plus songer à défendre. Il répondit que cela n’était point en son pouvoir et comme ces messieurs en se retirant l’avertissaient que le bombardement allait immédiatement commencer, il dit que c’était bien et que ses soldats étaient de leur côté tout prêts à se défendre. Cependant, il rappela les parlementaires et leur proposa d’envoyer chercher un chef influent qu’il ne nommait point et qui pourrait peut-être prendre sur lui de capituler. Il demanda 3 heures pour faire cette demande et bien que ces messieurs lui répondissent que c’était trop long, que les soldats attendaient et qu’on allait rouvrir le feu, il les laissa encore s’en aller, puis les rappela de nouveau, mais cette fois pour leur remettre les forts de la rive droite.
A Tienn-Tsinn, la population couvre les quais, surtout aux abords des ambassades et regarde avec une curiosité sans intérêt nos canonnières et nos soldats. La ville murée a été tout d’abord abandonnée par quelques-uns de ses habitants qui commencent à revenir. J’y ai fait avec le lieutenant de la Mitraille et Méritens une longue promenade le jour même de notre arrivée et je crois bien que nous avons été les premiers à y pénétrer, car personne n’était arrivé avant la veille et tous les équipages et Etats Majors avaient été consignés à bord. La plupart des boutiques étaient fermées et plus de 200 Chinois nous suivirent par toute la ville entrant avec nous dans les pagodes, faisant queue à la porte des boutiques, sans témoigner de sentiments ou d’impressions d’aucune espèce.
En arrivant à Tienn-Tsinn, le Baron y a trouvé une lettre de Heng-Fou “J’ai l’honneur d’annoncer à Votre Excellence” lui dit le gouverneur général” que je me suis rendu directement à Ta-Rou à Tienn-Tsinn et que j’en ai fait éloigner l’armée et les milices. J’ai aussi donné l’ordre de désarmer les forts et d’en retirer les canons”. Figurez-vous que les pauvres diables n’ayant pas les moyens de transporter de poids pareils, - il y a des pièces de bronze qui pèsent jusqu’à 7 tonneaux, 1400 livres, les ont tous simplement enterrés autour des forts, et comme les plus grosses ont été précipitées du haut du cavalier, elles ont laissé des traces de leur passage sur les talus et l’on en découvre tous les jours quelques-unes. “Je vous prie” continue Heng-Fou “de ne se faire accompagner que d’un petit nombre de navires de guerre afin de ne pas effrayer la population”. Communication importante adressée à Son Excellence l’Ambassadeur Plénipotentiaire de France le 23 août. Le 25 il écrit de nouveau au Baron pour lui annoncer qu’il vient de recevoir un Décret Impérial, daté de la veille, et déclarant que Koueï-liang allait se rendre à Tienn-Tsinn pour régler de concert avec le gouverneur général toutes les affaires pendantes. Respectez ceci. « Pour moi, je suis actuellement à Tienn-Tsinn où j’attends l’arrivée du premier Ministre et Haut Commissaire Koueï-liang retenu dans la capitale pour y recevoir le sceau de Haut Commissaire. Il arrivera à Tienn-Tsinn le 31 et il m’a chargé de remettre à Votre Excellence la dépêche ci jointe que je vous prie de recevoir avec bienveillance”.
Dans cette pièce, Koueï liang s’exprime ainsi : “Muni du sceau de Haut Commissaire, je suis chargé de régler de concert avec Heng-Fou tout ce qui est relatif à l’échange des ratifications [...] K. Quant à l’ultimatum de votre noble Empire il n’est aucune de ses clauses sur lesquelles “on ne puisse tomber d’accord”. Le 28 août, l’ambassadeur répond “Le soussigné est heureux de l’assurance que Koueï liang lui donne que toutes les clauses de l’ultimatum pourraient être concédées à l’amiable. Malheureusement une pénible expérience n’a que trop prouvé que la parole donnée et les engagements pris par le Gouvernement chinois ne sont pas toujours scrupuleusement tenus et il faut maintenant que des garanties suffisantes viennent assurer pour l’avenir les intérêts qu’il s’agit de protéger. Les Commandants en chef, arrivés devant Tienn-Tsinn par eau et par terre, se sont emparés de la ville et en occupent militairement les abords, sans vouloir y entrer par ménagement pour la nombreuse population inoffensive qui s’y trouve. Il est encore impossible au soussigné de demander aux Commandants en chef de suspendre les opérations combinées pour assurer le succès de leur “mission”. Rappelant les clauses de l’ultimatum, il demande 1° que des excuses soient faites [...] 2° que l’échange des ratifications ait lieu à Pékin et qu’il soit possible à l’agent diplomatique de France de remonter la rivière à Tienn-Tsinn sur un navire de la nation. 3°que le traité de Tienn-Tsinn soit immédiatement mis à exécution. La première clause, continue-t-il sera d’autant plus facile à accorder que le Gouvernement chinois n’hésitera pas à exprimer les vifs regrets qu’il a éprouvés de la manière dont les événements de Takou en 1859 ont été conduits. Quant à la 4ème, l’indemnité, le Baron demande 8.000 millions de taëls à 7fr50. (60.000.000 frs), y compris les 2 millions de taëls stipulés par le traité de Tienn-Tsinn et qui ont commencé déjà à être payés. Une convention rédigée et signée à Tienn-Tsinn réglerait les clauses de l’ultimatum et le soussigné se rendrait ensuite à Pékin pour l’échange des ratifications. Après la signature de la convention à Tienn-Tsinn, le soussigné serait heureux de pouvoir demander aux Commandants en chef de ne pas donner suite aux plans arrêtés pour agir contre le Gouvernement de Pékin. Le Gouvernement français accorderait du temps pour le paiement de l’indemnité, mais il lui faut des garanties données sur la Douane de l’Empire et l’ouverture du port de Tienn-Tsinn au commerce étranger, ce qui permettrait de retirer de cette ville les troupes européennes qui l’occupent et qui s’établiraient alors sur la côte du Chang-Fong pour y résider aux mêmes conditions qu’a Chusan et à Canton, c’est-à-dire pour ne l’abandonner que lorsque le Gouvernement chinois aura tenu tous ses “engagements”.
“Tant que des faits accomplis n’auront pas donné toute satisfaction au Gouvernement de l’Empereur, les commandants des Forces Navales et militaires n’auront pas à suspendre les opérations entreprises”. Ainsi commença la lettre écrite, le 30 août, au général de Montauban et à l’Amiral Charner, par le Baron Gros, en leur transmettant copie de sa lettre à Koueï-Liang. “Il serait à craindre pourtant qu’une démonstration trop énergique faite vers la capitale au moment où le Gouvernement chinois semble disposé à céder n’inspirât à l’Empereur la funeste détermination de fuir en Tartarie. Le Gouvernement de l’Empereur comme celui de Sa Majesté Britannique ne veut pas renverser la Dynastie actuelle et mes instructions me prescrivent d’éviter tout ce qui pourrait amener un événement de cette nature. Sous peu de jours, sans doute, les Commissaires Impériaux auront donné une réponse qui nous permettra de mettre fin aux mesures coercitives, ou qui obligera les Plénipotentiaires à demander aux Commandants en chef de poursuivre avec vigueur les mesures qu’ils auront eu le temps de préparer pour peser d’une manière efficace sur la cour de Pékin”.
Voici maintenant les principaux passages de la lettres de Lord Elgin à Koueï Liang dont j’ai dicté moi-même la traduction à Bastard et que je sais à-peu-près par cœur. “Le soussigné doit rappeler au Commissaire Impérial que l’ultimatum présenté au mois de mars dernier a été écrit dans le but d’offrir au Gouvernement chinois l’occasion d’arranger à l’amiable le différend qui existait entre les deux Empires depuis l’outrage fait au Peï ho au Ministre plénipotentiaire de Sa Majesté Britannique lorsqu’il était en route pour Pékin afin d’y échanger les ratifications du traité de Tienn-Tsinn. Le Gouvernement chinois a refusé de profiter de l’occasion qui lui était offerte. Aujourd’hui les forts de Takou et la ville de Tienn-Tsinn sont au pouvoir des forces anglaises et françaises, et il n’est pas au pouvoir du soussigné d’inviter les Commandants en chef à suspendre les opérations jusqu’à ce que les demandes posées dans l’ultimatum aient été accordées. Quant à l’article qui stipule que “l’outrage reçu au Peï-ho ayant obligé le gouvernement de Sa Majesté Britannique à augmenter ses forces en Chine à grands frais, l’indemnité qui peut être demandée au Gouvernement chinois pour couvrir ces très lourdes dépenses sera plus ou moins grande selon le promptitude avec laquelle il sera fait complètement droit aux réclamations énoncées dans l’ultimatum. Le soussigné doit avertir le Commissaire Impérial qu’il est autorisé à accepter 4 millions de taëls en sus des 4 millions déjà stipulés par le traité de Tienn-Tsinn. Comme garantie, le soussigné demande l’ouverture du port de cette ville. Les forces anglaises se retireront alors à [...] et à Tong-Tchéou qu’elles continueront à occuper jusqu’au paiement intégral de l’indemnité. Dans cas où le gouvernement chinois essayerait, de quelque manière que ce soit d’éluder ou de différer l’accomplissement des demandes relatées plus haut, le soussigné sera dans l’obligation d’inviter les Commandants en chef des forces navales et militaires de Sa Majesté Britannique à marcher en avant au-delà de Tienn-Tsinn (to push forward from Tienn-Tsinn).
La dépêche de Lord Elgin beaucoup plus altière et plus courte que celle de son collègue, ne relate qu’une des demandes de l’ultimatum, celle de l’indemnité, et c’est pour la reproduire mot pour mot telle qu’elle est dans l’ultimatum anglais. Quant aux 3 autres, il ne les mentionne même pas ; c’est assez dire qu’il s’en tient à cet égard aux termes de l’ultimatum. La faculté de résidence fixe à Pékin reste donc exigée comme une clause sine qua non. Monsieur le Baron Gros au contraire énumère de nouveau nos quatre demandes, en les adoucissant sensiblement et en changeant absolument les termes. Les excuses formelles à faire à la France deviennent de simples regrets à exprimer et la résidence facultative de Ministre de France à Pékin n’est plus que le droit pour l’agent diplomatique de la France de remonter la rivière de Tienn-Tsinn avec un navire de la nation. Ce n’est pourtant point encore là que gît la plus grande différence entre les 2 lettres à Koueï-liang. L’une annonce que, dès que la ville et le port de Tienn-Tsinn seront ouverts au commerce, les troupes européennes iront s’établir sur la côte du Chang-Tong : l’autre qu’aussitôt la même condition remplie, les forces anglaises se retireront à Ta-Kou [ ?] et à Tong-Tchéou (c’est à dire de chaque côté de Tienn-Tsinn) .
[Note : l’auteur se trompe. Lord Elgin aura parlé de Teng-tchéou, ville du Chang-tong, sise à quelques lieues à l’ouest de Tché-Fou et non de Tong-tchéou faubourg, en quelque sorte, de Pékin. Signé : Kleiz]
Cette disparité un peu forte a été signalée au Baron qui ne s’en est pas moins tenu à sa première rédaction, disant qu’en somme cela ne l’engageait pas irrévocablement. Il ne m’appartient naturellement point de porter aucun jugement dans une pareille circonstance et l’événement prouvera, je l’espère, que notre ambassadeur a fort bien fait d’agir ainsi. Mais nul ne peut se défendre d’une impression, et s’il m’était permis de l’exprimer à une personne dont j’ai reconnu la vraie sagesse et la sincère discrétion, je dirais que la lettre de l’ambassadeur anglais est à celle de l’ambassadeur de France ce que l’ultimatum du Ministre de France était à l’ultimatum du Ministre Anglais, c’est-à-dire qu’elle l’emporte par la dignité, la concision, la forme – comme notre ultimatum du mois de mars l’emportait par les mêmes qualités sur l’ultimatum de Monsieur Bruce. Les points de départ étaient différents, les point d’arrivée sont plus différents encore.
A propos d’arrivée, celle de Koueï-liang a eu lieu exactement le 31 comme il l’avait annoncé. Le soir même (il était arrivé à 5 heures escorté d’une centaine de cavaliers) il envoyait sa carte aux deux ambassadeurs, mais en faisant prévenir Lord Elgin de sa visite pour le lendemain et sans rien faire dire de semblable au Baron Gros. Le premier août au matin, l’ambassadeur d’Angleterre dépêcha au “Yameun” (prétoire) Monsieur Wade et Monsieur Parkes ensemble pour bien faire entendre à Koueï-liang que sa porte lui resterait fermée, tant qu’il n’aurait pas répondu à sa lettre par une acceptation formelle de tout ce qu’elle contenait. Les deux interprètes s’acquittèrent à merveille de la mission, malmenèrent légèrement Heng-Ki (secrétaire de la commission) et Heng-Fou (2ème commissaire), virent le vieux Koueï-Liang lui-même et lui déclarèrent que, malgré ses 78 ans, il était inutile qu’il se dérangeât tant que sa réponse à Lord Elgin ne serait pas faite et parfaite. Le Haut Commissaire promit de tout accorder et répondit bientôt en effet à Lord Elgin par une acceptation formelle. Cependant le Baron s’était décidé, le lendemain, 2, ne voyant rien venir, à envoyer à son tour le Père Delamarre et Meritens. Ces messieurs virent Heng-Fou et Heng-Ki qui promirent également tout ce qu’ils voulurent, mais ils ne virent point Koueï-Liang, et celui-ci envoya le soir au Baron une réponse fort polie à sa lettre, mais dans laquelle, bien qu’acceptant tous les autres articles, il discutait le taux de l’indemnité. Cette fois, l’ambassadeur poussé à bout renvoya, le 3 au matin, ses deux interprètes au prétoire pour déclarer que si, dans une heure, il n’avait pas une lettre toute pareille à celle de Lord Elgin et acceptant tout sans discussion, les troupes françaises se mettraient immédiatement en marche pour Pékin. Les trois Commissaires, car Heng-Ki est, paraît-il, aussi Commissaire, n’hésitèrent pas un instant à écrire la lettre demandée et Heng-Ki reprit, le plus naturellement du monde la lettre de la veille. Depuis trois jours, (nous sommes aujourd’hui le 6), Lord Elgin ne sort plus de chez le Baron et ses interprètes de chez les Commissaires pour hâter les préparatifs du départ, et régler les articles des deux conventions. Le Baron Gros avait préparé un premier projet en douze articles fort bien rédigés et donnant, au-delà même de nos espérances, satisfaction à tous nos intérêts en Chine.
Un article entier était consacré à la liberté du christianisme en Chine, à la radiation des codes de l’Empire de toute loi qui pût lui être attentatoire, à la restitution des Eglises, au rappel en un mot de l’article 13 du traité de Tienn-Tsinn, revu, corrigé et sagement augmenté. Un autre au règlement de l’émigration ; un 3ème au paiement immédiat, à Tienn-Tsinn, d’une somme de 500.000 taëls pour indemniser les victimes de l’incendie des factoreries et des premiers événements qui ont amené la rupture. Un 4ème à l’occupation par nos troupes de Takou et du Chantong [Shandong], occupation qui devait s’exercer au même titre “que celle des autres points du littoral”. Lord Elgin a sapé en deux jours cette bonne oeuvre, dont j’ai fait au reste une copie pour le ministère. la convention n’a plus que sept articles et il est inutile de dire que les quatre dont je viens de parler ont entièrement disparu. Le 12ème émettait le vœu qu’une ambassade fût envoyée par l’Empereur de la Chine à Paris, d’où elle pourrait “lui faire connaître avec vérité l’un des peuples qui marchent à la tête de la civilisation moderne, détruire sans doute bien des préjugés, bien des erreurs et convaincre le Gouvernement de l’Empire de tous les avantages réciproques qui résulteront pour les deux pays du maintien entre eux des relations les plus amicales et les plus intimes”. Cet article est également tombé sous les coups de Lord Elgin et a été remplacé par l’abandon de Chusan, le jour même de l’échange des ratifications. Le père Delamarre est au désespoir : il a écrit une lettre au Baron pour le supplier, pour la 20ème fois de rétablir les articles supprimés et pour lui demander “s’il n’avait fait l’honneur à un missionnaire de l’appeler à son ambassade que pour le faire assister au sacrifice des intérêts de la religion, et si le sang généreusement répandu par la France, si les lauriers cueillis par nos soldats et par nos marins ne devaient aboutir qu’à une fatale déception”. C’était hardi, comme vous voyez. L’ambassadeur l’a fait venir le lendemain matin dans sa chambre, lui a donné la main en lui disant qu’il ne lui en voulait pas, tout en le reprenant doucement de ses violences d’expression. Mais il est resté inébranlable dans cette réponse stéréotypée sur ses lèvres depuis 3 jours. “Lord Elgin ne m’appuierait pas”. Il a écrit de sa main au crayon en marge de ses meilleurs articles “A abandonner : Lord Elgin ne voulant pas m’appuyer”.
En revanche, tout ce que Lord Elgin demande est toujours appuyé par notre ambassadeur, quelque opposé qu’il s’y montre d’abord. Il y a eu déjà plusieurs luttes à la fin desquelles le Baron a toujours cédé, parce qu’il sait fort bien qu’au contraire de lui Lord Elgin passerait outre. L’ambassadeur d’Angleterre est décidément un rude joueur et difficile à mener. Quel dommage que ce ne soit pas Monsieur Bruce qui soit ici à sa place. On parlait d’une escorte de deux ou trois cent hommes de chaque nation pour accompagner les ambassadeurs à Pékin. Lord Elgin a déclaré qu’il voulait emmener mille Anglais et toute son artillerie. Le Baron a combattu vainement cette idée, si peu loyale vis-à-vis des Chinois, qui s’avouent vaincus et sont prêts à faire droit à toutes nos demandes, si contraires aux instructions qui recommandent d’éviter, autant que possible tout ce qui pourrait inspirer à l’Empereur des craintes personnelles et le pousser à fuir dans les parties les plus reculées de ses états. Le général Montauban lui-même qui pouvait tout naturellement avoir envie de faire voir ses troupes, et qui est accablé des demandes de ses officiers qui voudraient tous aller à Pékin, déclara hautement que l’envoi de 2000 hommes à la capitale peut compromettre les résultats de l’expédition si heureuse jusqu’à ce jour. Tout ce que les Chinois et notre ambassadeur ont pu obtenir a été qu’on n’emmenât point de canons qui sont pour eux l’image de la guerre et qui les effrayeraient surtout. J’ai eu hier avec notre général une longue conversation ; il m’a promis de venir voir le Baron et de lui dire en passant quelques mots au sujet de nos missionnaires. Les événements de Tsa-ka-veï et de Si-ka-veï l’ont exaspéré et non seulement il m’a dit que s’il eût été à Chang-Haï, la leçon donnée aux rebelles eût été complète, mais que si, à son retour, ils sont encore dans les environs, ils n’auront rien perdu pour attendre. Vous aurez du reste déjà reçu des renforts lorsque cette lettre vous parviendra ; en entrant en rivière pour remonter à Tienn-Tsinn, nous avons rencontré le 25 deux canonnières anglaises vous portant un régiment, et deux ou trois compagnies de marines français ont dû être également envoyés à Chang-haï. Le général était devenu tout à fait expansif et m’a dit en propres termes qu’il vous regrettait amèrement, que vous aviez une franchise et une fermeté qu’il aimait et qui eussent d’ailleurs tout à fait convenu dans les circonstances actuelles. “J’avais du reste toujours jugé Monsieur de Bourboulon ainsi” disait-il ;  je n’ai eu qu’à me louer de lui à Chang-haï , et tenez », ajoutait-il, voici ce que j’écrivais de nos rapports au ministre de la guerre”. Et il prit un registre fermé sur lequel il inscrit ses dépêches et se disposait à l’ouvrir, quand le Colonel Schmitz entra. Le registre fut remis à sa place et je fus privé de la lecture d’une lettre qu’il m’avait déjà, du reste, lue, je crois, dans le temps. Je me suis alors retiré, non toutefois sans l’avoir prévenu que le Général Ignatieff  m’avait averti que les Chinois avaient déjà fait choix d’un palais de 150 chambres pour Monsieur Bruce et d’une mauvaise bicoque sise au bord d’un canal fangeux pour vous et que le Baron s’était décidé à envoyer Méritens préparer nos logements à Pékin, Lord Elgin y envoyant lui-même Monsieur Parkes accompagné d’une petite escorte. Le général s’était immédiatement offert à donner à Méritens autant d’officiers qu’il en voudrait et m’avait même désigné de Cools comme étant celui qu’il préférerait voir accompagner notre jeune interprète. Le lendemain, ils allaient se mettre ne route accompagnés de Monsieur Jaurès, un des aides de camp de l’Amiral. Tout était prêt : j’avais donné à Méritens un petit plan, pareil au dessin ci-joint fait par Monsieur Baluset, d’après les ordres du ministre de Russie que j’avais vu l’avant-veille au soir et qui s’était montré d’une amabilité et d’une complaisance parfaite pour me désigner sur une énorme plan, admirablement levé, les divers emplacements qui conviendraient le mieux à notre future légation, lorsque ce matin, 7 septembre, Bastard qui s’était rendu chez les Ccommissaires avec nos interprètes apprit de la bouche de Koueï-liang lui-même qu’il avait bien le sceau mais non les pleins pouvoirs nécessaires pour signer la convention que l’on négociait depuis quatre jours. Notre premier secrétaire prit acte du mensonge officiel à l’aide duquel il nous retenait depuis douze jours à Tienn-Tsinn et déclara que puisqu’il nous avait joués, nos troupes allaient immédiatement continuer leur marche sur Pékin. A son retour, le Baron Gros écrivit très carrément à Koueï-Liang que ce n’était plus désormais à Tienn-Tsinn, mais à Tong-tchéou qu’une convention pouvait être signée, s’il s’y trouvait toutefois des plénipotentiaires sérieux, et qu’il allait se mettre en marche avec l’armée pour se rendre à Tong-tchéou, se réservant d’imposer dans la nouvelle convention, s’il le jugeait convenable, des conditions plus sévères au Gouvernement chinois.
En même temps, il mandait au général et à l’amiral de tenir leurs forces prêtes à continuer les opérations suspendues un instant par le fait, par la condescendance pour le Gouvernement chinois et de les diriger le plus vite possible sur Tong-tchéou où 18000 Tartares sont, dit-on, retranchés ; et même au besoin sur Pékin. Lord Elgin a fait des communications semblables. Les premières troupes partiront après-demain et nous-mêmes lundi matin. A
la bonne heure ! Voilà qui commence à devenir intéressant, et le Baron forcé de nous laisser assister de très près à ce que nous n’avons jusqu’ici vu que d’un peu loin. J’ai bien peur, néanmoins, que les Chinois ne se ravisent et ne sortent au dernier moment les pleins pouvoirs de leurs poches, à moins pourtant qu’ils ne se soient abusés au point de croire qu’en retenant quinze jours à Tienn-Tsinn, ils auraient le temps de nous préparer à Tong-tchéou un échec militaire. S’il est vrai, ce qui me paraît pourtant bien audacieux pour des Chinois, qu’ils aient médité une trahison, la garde d’honneur, sans canons, aurait pu, il faut l’avouer, se trouver dans une mauvaise passe. Il est fort heureux dans tous les cas que Méritens et de Cools ne soient pas partis seuls en avant, car on aurait fort bien pu les retenir en otage.
Il n’y a décidément pas moyen de rien savoir dans ce diable de pays. C’est d’ailleurs ce qui m’en plaît, car j’aime bien mieux aller voir que de suivre. Nous partons décidément demain matin, 9, à 5 heures avec le général de Montauban, entre la première et la seconde brigade. J’ai bien peur qu’une fois à Pékin, nous ne nous trouvions dans un gâchis atroce, si le faible Empereur s’enfuit en Tartarie. Les Russes disent à qui veut les entendre qu’il faut remplacer la Dynastie actuelle par une Dynastie chinoise. Et les Anglais, Wade aujourd’hui en tête, poussent la candidature de l’un des onze chefs des insurgés. Nous aurions encore cette fois tiré de jolis marrons du feu.
Georges est entré dans la diplomatie et part avec nous comme attaché militaire du Baron. Je vous laisse à penser si Méritens et moi en sommes heureux. Le colonel Schmitz me prie de le rappeler au souvenir de Madame de B., à qui je vous serais bien reconnaissant, Monsieur le Ministre de vouloir bien présenter mes hommages en lui disant que j’ai trouvé tout naturel qu’elle n’ait point eu le temps de répondre à mes trop longues lettres, sans désespérer d’être plus heureux une autre fois. Bastard se rappelle à votre souvenir, ainsi qu’à celui de Madame de B.
Nous espérons bien que le prochain courrier vous appellera dans la capitale céleste. En attendant ce bon moment, je vous prie d’agréer, Monsieur le M., la nouvelle expression de mes sentiments affectueux et dévoués.
Signé : M. de Vernouillet