Anvers, le 2 février 1861

 

Mon Cher comte,

C'est seulement hier que j'ai reçu votre lettre du 29 janvier où j'ai retrouvé avec un bonheur que je ne veux pas tarder à vous dire l'expression des sentiments si affectueux que m'ont conservé mon chef et mon ami de 1840. Puisque le ministre d'état m'autorise à l'entretenir de mes intérêts et de mon avenir je vais résumer la position aussi brièvement que possible.

Je ne suis point de ces ingrats qui ne tiennent pas compte à la fortune de ce qu'elle a fait pour eux. Même au milieu  de mes plus sombres humeurs nul n'est plus convaincu que moi que si en 1849, sombre 1849, votre Excellence se rappelle-t-elle notre situation le 29 janvier au bivouac de la Madeleine et les chanteurs socialistes "Mettons au bout de nos fusils les Changarnier les Radetzki"! Nul dis-je ne se rappelle mieux que moi que si en 1849 dans ces moments de loisirs où je me demandais avec trois points d'interrogation comment mes derniers billets de mille finis il vaudrait mieux en finir, opium, corde ou plomb ; un ange du ciel était venu m'annoncer qu'à dix ans de distance Dieu et Walewski aidant, j'aurais amassé honnêtement dans l'Inde une petite fortune, je serais consul général à Anvers, le prophète de bonheur aurait emporté à la semelle de ses sandales la meilleure partie de mes moustaches.

Et cependant malgré tout ce que la fortune a fait pour moi j'éprouve par instants d'amères tristesses que je rougis de ne pouvoir surmonter. La faute en est principalement, que je me rende cette justice, au désordre de mon estomac que les doses les plus sévères de vermifuge ne parviennent point à délivrer des affreux parasites qui s'en sont emparés. Il n'y a pas huit jours j'écrivais très consciencieusement à Marchand que dussai-je rester à Anvers j'arriverais droit au suicide ou à la folie !

Trois mois d'huile de ricin votre bonne lettre surtout ont ramené mes esprits à un état d'équilibre, et je peux discuter sagement aujourd'hui mon avenir consulaire. Comme pour le moment présent je me sens impossible en Italie je ne vois que trois postes que je pourrais préférer à Anvers. Batavia, La Havanne, Alexandrie ! En me résignant à aller passer un couple d'années dans l'un ou l'autre des deux premiers j'ajouterai environ cent mille francs à mon capital le troisième m'assure la carrière diplomatique ; mais à mon âge quarante cinq ans est-il bien sage de tenter cette grande épreuve ? Mettant les choses au mieux Alexandrie me conduira vers cinquante ans en Perse ou à ..., et cinq ans plus tard j'arriverai tout naturellement à un petit poste d'Allemagne ou à la disponibilité. Eussai-je encore la passion des voyages, ou plutôt ma santé de 1840, je serais bien tenté de courir la chance d'une de ces trois éventualités. Mais je crains que les forces ne me fassent défaut dans ces lointaines entreprises, et me demandent si jouissant comme je le fais de .... médiocrité, il est d'un bon calcul de m'embarquer encore pour la conquête de la toison d'or. Aussi après avoir longuement médité les intérêts de mon avenir, j'arrive à conclure que, fussiez-vous encore le maître au palais d'Iena je vous prierais de poser ma candidature à la sous-direction des archives.

Qui a écrit écrira n'est pas moins vrai que qui a bu boira! Mais je me sens un peu vieux pour continuer indéfiniement à marier Mademoiselle Henriette à Monsieur Gustave et une position aux Archives m'aurait permis de m'attacher à des travaux plus sérieux, mieux en rapport avec mon âge, tout bien pesé, considéré, je me dis donc que si votre patronage pouvait m'appeler à une position dans les bibliothèques ou aux archives équivalente à la sous-direction des archives aux affaires étrangères, votre amitié tutélaire n'aurait pas moins efficacement servi la  fin que les débuts de ma carrière.

En terminant je chausse mes bottes bleues pour vous remercier de ce que vous avez fait pour adoucir les derniers moments du pauvre Murger. Je ne connaissais pas personnellement ce charmant écrivain mais la vie de bohème lue à vingt reprises il y a neuf ans entre Suez et Calcutta m'avait donné la plus haute opinion de son esprit et de son coeur. Je réclame donc ma qualité d'homme de lettres pour vous remercier de la main amie que vous avez étendue sur le lit d'agonie d'un malheureux confrère.

Veuillez présenter mes hommages à Madame Walewska, mes souvenirs aux enfants.

A vous et dévoué.

 

P.S. : Laferté que j'ai été voir avant hier à Bruxelles m'a chargé de se rappeler à votre souvenir.