A son Excellence monsieur le Comte Colonna Walewski sénateur, Ministre d'Etat

Nantes le 7 mai 1861
7 rue Marceau

 

 

Monsieur le Comte,

Je publie en ce moment un livre intitulé : Tacite et son siècle ou la société romaine impériale, d'Auguste aux Antonins, dans ses rapports avec la société moderne. J'ai l'honneur de vous en adresser un exemplaire ; je vous prie de me faire la faveur d'en agréer l'hommage.

Dans ce livre où j'étudie, de l'antique Rome, ce que toutes les sociétés ont de fondamental : gouvernement, moeurs, philosophie, croyances, lettres ; puis, ce qu'on entend par la marche de la civilisation vers le progrès, je crois montrer que l'ère des premiers césars dont on parle et dont on déclame tant, est peu connue.

En réhabilitant le césarisme antique, à certain degré, je dispose à mieux juger le césarisme-chrétien moderne si différent du césarisme antique, mais qui me semble pouvoir seul dompter la démocratie contemporaine.

Comme d'autre part, on abuse du nom et des écrits de Tacite contre les souverains, je montre par des oeuvres, que Tacite ne flétrit pas moins les tyrans démagogues que les tyrans sur le trône ; qu'enfin Tacite est éminemment césarien.

J'ai voulu restaurer, monsieur le comte, l'esprit trop grossièrement méconnu d'une grande société dans laquelle ni Montesquieu, ni Gibbon n'ont sérieusement pénétré ; l'un, parce qu'il n'a guère apprécié que les ressorts généraux de la république romaine ; l'autre, parce qu'il n'a retracé que la décomposition de l'Empire, d'après un système qui n'est plus de notre temps.

Je n'ai pas écrit mon livre en vue d'un gouvernement et pour servir dans l'opinion tel pouvoir, ou tel souverain ; mon oeuvre aurait moins de portée et de certitude si j'y avais plié l'histoire à l'intérêt d'un moment ; mais la vérité sur les grands pouvoirs me paraît servir les grands pouvoirs qui comprennent, comme le nôtre, les difficiles devoirs de leur mission.

Je crois donc, monsieur le comte, que le gouvernement napoléonien que je respecte et que j'aime comme sincère autant que magnanime, ne peut voir avec défaveur un livre professant hautement le culte du principe d'autorité et prenant pour devise en quelque sorte celui dont Tacite honora Trajan : la liberté pour le prince.

C'est à ce titre, monsieur le comte, que j'ai l'honneur de vous soumettre mon travail. Votre excellence n'aura pas le loisir de le parcourir, mais si elle y jette les yeux elle en saisira, elle en aimera peut être l'esprit.

J'ai l'honneur d'être avec respect, monsieur le comte, de votre excellence le très humble et très obéissant serviteur.