28 août 1861

 

Monsieur,

Je ne puis vous dire avec quel plaisir nous avons reçu et lu votre lettre du 3 août. Malades les uns après les autres depuis notre départ de Constantinople, inquiets de la durée de notre mission, sans réponse depuis le printemps à aucune de nos lettres, nous nous sentions comme perdus et abandonnés en Anatolie. Votre lettre et celle de Madame Cornu, qui nous était arrivée une semaine auparavant, nous ont rendu courage. Croyez-le bien, c’est une oeuvre méritoire que d’envoyer le plus souvent possible quelques lignes à vos voyageurs d’Asie mineure ; c’est comme l’aumône aux prisonniers,  cela sera compté dans l’autre monde.

J’ai répondu immédiatement à Madame Cornu, et je lui ai raconté nos misères. La Galatie nous a coûté cher à conquérir. Suivant son conseil, j’ai, le courrier suivant, adressé au Ministre un assez long rapport, accompagné d’une note de M. Guillaume sur les études qu’il a faites à Prusias ad Hypium (Uskub) ; nous y avons trouvé un beau théâtre dont certaines parties, les gradins par exemple et le proscenium, sont très bien conservées. Quelques coups de pioche ont dégagé jusqu’où il était nécessaire tout ce dont M. Guillaume avait besoin pour son travail sur cet intéressant édifice. Boli (Blandiopolis) ne m’a donné que des inscriptions funéraires, nombreuses, mais sans grand intérêt. Dans l’Olympe de Galatie, rien, que la fièvre. De là jusqu’à Angora, un pays nu, jaune, des montages sans arbres et sans herbe, des rivières sans eaux. Si nos ancêtres avaient vu ce pays pour la première fois au mois d’août, ils n’auraient guère songé à s’y établir.

En revanche, nous avons été dédommagés à Angora. J’ai enfin une véritable découverte épigraphique à vous annoncer. Nous avons trouvé en visitant les abords du temple, toute la première partie de la traduction grecque du testament, dont Hamilton a copié la fin ; nous nous sommes assurés qu’elle existait, dans un bel état de conservation, derrière un mur en briques crues qui forme le fond de la maison d’un turc. Nous avons acheté ce mur, et nous l’avons démoli. En travaillant du matin au soir pendant cinq jours, j’ai enfin terminé hier ma copie. J’ai huit colonnes complètes, non pas, comme celles d’Hamilton, ou du moins comme plusieurs d’entre elles, des commencements seulement ou des fins de colonnes. Cela me conduit jusqu’au milieu de la troisième colonne du latin, en comblant bien des lacunes du texte original, beaucoup plus mutilé qu’on ne l’a cru d’après les copies qui ont servi jusqu’ici de matière aux restaurations. Les quatre premières colonnes de mon texte grec contiennent aussi des lacunes, mais la quatrième et aux trois suivantes, il manque à peine un mot ça et là. Je ne puis vous dire tout ce que cela nous apprend de faits nouveaux sur la vie d’Auguste, sur les honneurs qu’il avait reçus, etc. Il y a à la fin de la première colonne du latin une longue lacune à laquelle répondent deux des colonnes du texte grec. Il y parle du pouvoir absolu (.....) qu’il a refusé, de la prefectura annonae qu’il a exercé, du consulat à vie dont il n’a pas voulu, de sa préfecture des moeurs, de son titre de prince du Sénat, toutes choses qui manquent dans le latin. Il y donne la date de son testament. Grâce à ces suppléments, je pourrai ajouter bien plus que je n’osais l’espérer à la connaissance et à l’interprétation vraie de cet important monument épigraphique.

Je suis en ce moment en négociation pour avoir aussi la maison suivante ; qui contiendrait le milieu de l’inscription. Celle qu’a autrefois fait partiellement abattre Hamilton ne renferme que la fin. Le texte qu’il donne commence à la table IV du latin. J’ai donc probablement deux colonnes du grec à retrouver pour rétablir tout le texte de cette belle inscription. J’y arriverai, je l’espère.

Quant au texte latin, il est plus gâté encore que je ne me figurais. Il y a pourtant, malgré tout ce qu’il a souffert, beaucoup à gagner à une lecture attentive ; le grand défaut des copies qui ont servi jusqu’ici me paraît avoir été moins l’inexactitude, quoiqu’elles contiennent toutes des fautes faciles à corriger, que l’absence de toute indication exacte de la longueur des lacunes. Ceux qui ont travaillé à les combler, quelle que fut leur sagacité, ont été exposés ainsi à mettre une phrase là où il y avait deux mots, deux mots là où il y avait une phrase. Pour éviter ce défaut, voici à quoi nous nous sommes arrêtés. Un estompage général est impossible, pour l’inscription latine à cause des trous profonds qui y sont pratiqués en plusieurs endroits, au point que la surface se dérobe et s’enfonce à plusieurs centimètres de profondeur, pour l’inscription grecque à cause des poutres que nous sommes obligés de laisser dressées contre le mur afin de soutenir le toit de la maison. Mais nous rapporterons, outre des parties estampées qui donneront la forme des caractères, quelque chose qui permettra de mesurer et de remplir les vides avec une certitude presque mathématique. M. Guillaume a eu la patience de mettre à l’échelle, pierre par pierre, en indiquant les moindre cassures avec leur vrai largeur, toutes les surfaces qui portent des inscriptions, c’est à dire les deux faces du pronaos et le mur extérieur de la cella.

Pour ces feuilles je mettrai à leur place les deux inscriptions, le compas à la main. Ce sera comme un état actuel, une vraie photographie de l’inscription.
On m’annonce beaucoup de ruines dans le pays qui est au sud et à l’ouest d’Angora. Dès que je vais avoir copié l’inscription latine, laissant M. Guillaume achever ses dessins, je remontrai à cheval, et j’irai explorer toute cette région peu connue. Nous avons des ouvriers qui creusent des tranchées dans la cella et le pronaos du temple d’Auguste, mais jusqu’ici nous n’avons obtenu d’autre résultat que de constater la profondeur et la solidité des fondations. Ni dans le temple, ni dans les maisons d’alentour, nous n’arrivons pas à trouver le moindre chapiteau ou le moindre fut de colonne. Le temple n’aurait-il pas été périptère, mais seulement in antis ? C’est ce que nous sommes occupés à nous demander. Le portique qu’a mis là M. Terier n’est qu’une conjecture, qui semble d’abord fort naturelle, mais qu’aucun indice, malgré les recherches attentives que nous avons faites, n’est venu jusqu’ici confirmer.

Les débris antiques abondent dans la ville. Nulle part, excepté à Rome, je n’en ai vu autant. Malheureusement j’ai retrouvé dans le Corpus les quelques inscriptions que j’ai rencontrées dans des maisons et que j’ai pris la peine de copier, et Hamilton à lu toutes celles qui sont encastrées dans les murs du château. Quant aux bas reliefs qu’ils contiennent, tout est si fruste que ce n’est vraiment pas la peine de rien faire détacher.

J’ai écrit à M. Henzen la semaine dernière, avant que nous ne fussions maîtres de notre traduction grecque du testament. Veuillez, je vous prie, Monsieur, lui présenter mes compliments respectueux, et lui faire part de notre découverte. Quand vous écrirez à Madame Cornu, soyez aussi assez bon pour lui faire agréer nos hommages, et lui annoncer le résultat obtenu.

J’attends pour lui écrire de nouveau, que nos fouilles soient plus avancées. Merci mille fois des conseils que vous me donnez. Pourvu que nous puissions rester en Asie Mineure jusqu’à la fin de novembre, j’espère que l’exploration de la Galatie sera vraiment complète. Nous quitterons Angora, selon toute probabilité, à la fin de septembre. je n’ai encore reçu du ministère aucune réponse, aucune nouvelle. Nous serons bien embarrassés si nous ne sommes pas fixés à cet égard avant de nous enfoncer de nouveau dans une contrée où nous serons sans aucune communication avec l’Europe.

Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mon respectueux dévouement.

 

 

M.M. Delbet et Guillaume vous remercient de votre bon souvenir, et se joignent à moi pour vous faire leur compliment des belles conquêtes que vous avez contribué à nous assurer. M. Guillaume est enchanté et de l’acquisition des Orti Farnesiani, et du choix de l’homme savant et modeste à qui S.M. confie la direction des fouilles. Nous voudrions bien rapporter quelque chose pour le musée Napoléon III, mais malheureusement nous ne sommes ni sur la côte de la Phénicie, ni sur celle de la Macédoine ; nous n’avons pas à notre disposition, pour fouiller la terre, un détachement de soldats français, mais quelques arméniens paresseux, qui ont trois ou quatre jours de fête par semaine ; enfin le concours de la marine, quelque obligeamment qu’il nous soit offert, ne peut nous être d’un grand secours à Angora.

Je vous ai envoyé, pour les mettre à l’abri des accidents du voyage, deux des petits carnets où je copiais mes inscriptions. J’espère que vous les aurez reçus et que vous aurez la bonté de me les garder jusqu’à mon retour.