Pékin, le 2 septembre 1861

Mémorandum de l’entrevue du Ministre Wenn Sion et du Dignitaire Heng-Ki avec le 1er secrétaire de la légation, le 31 août 1861, à midi

Wenn et Heng ont commencé l’entrevue en faisant part de la gratitude du Prince de Kong pour la sympathie dont le Ministre de France a donné preuve en faisant mettre le pavillon en berne et en envoyant sa dernière dépêche, relative à la mort de l’Empereur, pourvue de signes extérieurs de deuil. C’est à dire des empreintes du sceau en bleu et pas en rouge. Mais le Ministre de France est un hôte ; à ce titre il n’y a aucune nécessité pour lui d’adopter la couleur de tristesse et le Prince le prie de vouloir bien rétablir le sceau rouge.

Le premier Secrétaire a profité de cette circonstance pour informer en détail ses interlocuteurs des habitudes des cours et des diplomates qui les représentent en Europe, en cas de deuil de souverains, agissant alors d’après le principe reconnu et admis partout que les têtes couronnées ne font qu’une seule et même famille. Or la France n’a d’autre désir, évidemment, que de voir la Chine entrer, au plutôt, dans le concert des puissances du monde, et s’assimiler sans retard, pour les rapports internationaux, aux nations les plus éclairées de l’Europe. Le Ministre de France a agi en conséquence en témoignant sa sympathie officielle au Prince de Kong, à l’occasion du décès de l’Empereur, frère de Son Altesse.

Le principal motif de leur visite, disent Wenn et Heng, était de faire connaître au Ministre de France le départ immédiat, le soir même, pour See-ho, du Prince de Kong, avec l’intention de n’y rester que 20 jours, un mois tout au plus.

Comment S.A. ne voit aucune inconvénient à se mettre ainsi à la merci de ses ennemis de Sou-Chouenn en particulier ?

Nullement, répondit Wenn, la vérité est que malgré l’existence officielle de la régence instituée par le feu Empereur, ce n’est pas précisément la première autorité actuellement en Chine. La première Impératrice a la voie prépondérante dans le conseil de famille. C’est à elle que le Prince de Kong a demandé l’autorisation de se rendre à See-ho ; et puisqu’il l’a obtenue, il importe que S.A. aille, au plus vite dire, l’exacte vérité sur ce qui existe réellement à Pékin, concernant surtout les 2 légations et les rapports du Prince avec celles-ci ; et tâcher ainsi d’amener enfin le souverain dans sa capitale, ce qui est vraiment la plus grande nécessité du moment. Une mesure vitale exigée absolument par les circonstances désastreuses dans lesquelles se trouve maintenant l’Empire. Or, les efforts de Sou Chouenn, du Prince de Schem et du Prince de Y., ne tendent malheureusement qu’à tenir éloignée de Pékin toute la Cour. Il faut donc que le Prince de Kong mette franchement en balance sa propre voix et celle de tous les hauts fonctionnaires de Pékin, voir même du peuple. Il espère réussir car, au bout du compte, dans le conseil officiel de la Régence il n’y a que 3 hommes opposés à une politique sensée et praticable. Et puis, il est à considérer qu’avec le décès de l’Empereur Hienn-Fong, Sou-Chouenn, l’âme de cette opposition, a perdu beaucoup de sa puissance bien qu’il soit tout de même l’un des huit régents.

Le premier Secrétaire s’est engagé naturellement à rendre compte immédiatement, de ce qui précède, au Ministre de France ; et ensuite s’est mis à développer le thème habituel de ses conversations avec Wenn-Siang relativement à la nécessité d’établir, le plus tôt possible, une entente vraiment cordiale entre la Chine et la France, basée évidemment sur une assimilation complète de leurs rapports internationaux à ce qui existe, à cet égard, en Europe, et sur l’abandon immédiat de tout vestige, même, des absurdes préjugés de la Chine vis à vis de l’Etranger en général. Tant que la Chine ne regardera les récents traités que comme une dure nécessité à subir, elle sera faible, continuera à dépérir et probablement périra. Ce qu’il lui faut, c’est d’envisager ces mêmes traités comme le point de départ et la source de sa régénération politique. C’est à dire de son indépendance réelle, de sa force et de sa grandeur, pas de salut pour elle aucune autre part. A ce titre, si le Prince de Kong croit devoir réussir en allant lui-même à See-ho, il fait bien assurément. Mais Wenn et Keng feront bien de lui dire que s’il ne revenait pas au plus vite à Pékin, la méfiance générale se mêlerait de la partie. Et aucune volonté, pas même celle de Mr de Bourboulon et de Mr Bruce, dont les dispositions bienveillantes sont certes bien connues au Prince et à ses assistants, ne pourrait pas empêcher qu’il n’y ait des embarras et des difficultés. Car, ce qui importe le plus dans le maniement des affaires publiques, c’est de la confiance mutuelle. C’est assurément le meilleur moyen d’... à bien des inconvénients.

Ici, Wenn et Heng, tout en causant très amicalement et en abondant dans le sens de ce que leur disait le premier secrétaire, sont arrivés, insensiblement, à énoncer le véritable motif de leur visite en demandant s’il était probable, dans l’opinion du premier secrétaire, que les deux Ministres insisteront sur une audience du jeune souverain pour le cas où celui-ci rentrerait à Pékin.

Le premier secrétaire s’est mis un peu à rire à cette question, en faisant remarquer à Wenn que l’idée qui donnait origine à cette préoccupation du Prince ne dénotait pas encore suffisamment l’entrée définitive de la Chine sur la véritable bonne voie de son salut. Mais enfin, on ne peut pas ou on ne doit pas exiger qu’un homme qui a été gravement malade pendant plusieurs mois se mette à marcher subitement très ferme et très vite.

Wenn a répliqué que la préoccupation dont il s’agit, n’existerait-elle plus du tout actuellement à Pékin, qu’il serait impossible de ne pas l’admettre chez ceux qui sont à See-ho, surtout chez les 2 Impératrices qui, épouvantées constamment par les intéressés, redoutant toujours, quand même, toutes sortes de violence, celle-ci ne serait-elle même que morale de la part des Etrangers en général et des deux légations en particulier !!! Tandis que le jeune souverain une fois à Pékin, mis à même de juger de bien des choses personnellement, la tâche serait évidemment plus facile, s’agirait-il même de cette préoccupation.

A ce moment, le premier secrétaire a dit à ses deux interlocuteurs que, n’ayant pas pris les ordres du Ministre, il lui était impossible de répondre catégoriquement à la question posée. Mais s’il fallait parler franchement il était d’avis, lui personnellement au moins, que, dans les circonstances actuelles, la cour de Pékin ne courait aucun risque que les 2 Ministres insistassent sur une audience du jeune souverain. La vérité était qu’ils ne s’en souciaient probablement pas le moins du monde. A quoi bon une audience ? Pourquoi faire quoi dire et à qui ? Evidemment les 2 ministres représentants des 2 plus grandes puissances du monde et âgés, tous les deux, n’iront pas causer avec un enfant. Et quant aux régents, que pourraient-ils avoir à dire à des hommes aussi pervers qu’inintelligents comme le Prince d’Y ou Mou-Ynn, les deux commissaires impériaux à Tong-Tchéou exécuteurs, si non tuteurs, de la coupable et absurde idée de l’attentat du 18 septembre ? Quoi dire à cet égard à Sou Chouenn, la cause de tout le mal qu’a subi la Chine et surtout de la réprobation universelle que l’Empire des Tsing a encourue pour une violation aussi flagrante de toute loi humaine et internationale. Comment causer politique avec des gens qu’on n’estime pas, si non en leur faisant des menaces ? Ce n’est cependant pas le but d’une audience ? Alors à quoi bon celle-ci dans les circonstances du moment ?

Si cependant le Prince de Kong devenait régent ? dirent alors Wenn et Kong.

Oh, alors, ce serait autre chose, surtout si S.A. devenait régent et maître ! Ce serait comme le ciel devenu subitement pur et serein, après avoir été, durant des jours et des mois, chargé des plus gros nuages.

En partant, Wenn, et Heng ont exprimé le désir que ce qui s’est dit à l’entrevue restât absolument secret.

Ils allaient se rendre à la légation anglaise pour faire part de la nouvelle du départ du Prince de Kong.