Pékin, le 5 septembre 1861
Particulière et confidentielle

Monsieur le Comte,

Il m’est revenu indirectement par le dernier courrier que Votre Excellence a bien voulu ne pas m’oublier, et qu’elle a même daigné faire quelques instances en ma faveur, bien que je ne sache pas jusqu’ici avec quel résultat. Cette nouvelle m’a causé un bien vif plaisir et j’ose, Monsieur le Comte, vous en témoigner toute ma profonde et sincère reconnaissance. Je dois être d’autant plus sensible à cette marque précieuse de la haute satisfaction de Votre Excellence que c’est absolument le seul encouragement que j’aie reçu ici en Chine depuis mon dernier départ de Paris. Le département me traitant toujours, malgré tous mes services et surtout mon dévouement avec le plus dédaigneux silence. Jamais une ligne de remerciements ; jamais même la moindre mention de mon nom. Et cependant les dépêches de Monsieur de Bourboulon ne cessent d’enregistrer des résultats de mes vigilants soins de mon activité et de mon persévérant labeur. Comment continuer alors le service auquel j’ai déjà tant sacrifié et qui me vaut une si cruelle négation de tout ce que je croyais valoir comme homme et comme agent.

Ce n’est pas d’ailleurs le sentiment seul de ma dignité personnelle, que Votre Excellence daigne en être persuadée, qui me fait tenir, à mon bien vif regret, un langage aussi amer. Je ne suis pas suffisamment égoïste pour qu’il en soit ainsi. Mais ce sont surtout les preuves irrécusables, accumulées de jour en jour, du peu de valeur que le département semble attacher à tout ce qui concerne la Chine. On dirait, Monsieur le Comte, que nos deux expéditions de 1858 et de 1860 n’ont été que deux brillantes folies. Pendant que les anglais, dès le lendemain des conventions de Pékin ont jeté, dans tous les ports nouvellement ouverts au commerce, plus de 30 agents, jeunes, actifs, vigoureux d’esprit, patriotes avant tout et sachant presque tous le chinois, pour recueillir ainsi au plus vite les fruits de communes victoires et asseoir solidement partout la prépondérance sinon l’omnipotence de leur ascendant politique, le département n’a pas réussi, jusqu’au 10 juillet dernier, à nous envoyer seulement le remplaçant de Vernouillet, en laissant tout le fardeau de la mise à exécution de nos traités à des invalides comme mon bon ministre, Monsieur Evan et Monsieur de Trengnalye. Maintenant, Monsieur le Comte, le jeune Méritens, notre seul agent d’avenir en Chine, découragé au suprême par le refus du poste d’interprète titulaire de cette légation, vacant depuis deux ans, vient de donner sa démission, en devenant douanier chinois moyennant 50.000 francs par an. Je reste donc seul sur la brèche, mais tellement désolé, désespéré, fatigué d’esprit et de corps que je n’en puis réellement plus. Il faut cependant que jusqu’au bout, je sois secrétaire, attaché, interprète, chancelier, archiviste, agent comptable et maître d’école, le plus souvent ministre !!!
Et cependant, Monsieur le Comte, jamais une plus belle perspective ne s’est ouverte devant la France dans les parages de l’Extrême Orient. Il ne dépendait que de nous, de nous seuls, de faire de la Chine peu à peu l’un des satellites de la politique de la France Impériale. Je l’ai vu et je le constate ici tous les jours depuis plus de sept mois. Aidé à peine par qui que ce soit, j’ai obtenu, relativement des merveilles en fait d’influence, rien qu’en éclairant avec autant d’égards que de fermeté et de persévérance, le Prince de Kong et son principal coadjuteur Wenn-Siang au sujet du rôle de l’Empereur et de la France dans le monde, et de la véritable position de la Chine vis-à-vis de toutes les grandes puissances de l’Europe et de l’Amérique. Et que deviendra tout cela ?

Quoi qu’il en soit, que Votre Excellence veuille bien me permettre de lui transmettre ci-joint le mémorandum d’une entrevue que j’ai eue avec Wenn-Siang et Heng-ki le 31 août, à l’occasion de la mort de l’Empereur De Chine.

J’y ajouterai que le Prince de Kong et Wenn-Siang sont à peu près certains du succès, attendu que, d’après ce que m’a dit, très confidentiellement ce dernier, le lendemain même de la mort du souverain défunt, la première Impératrice, la seule vraie régente actuellement, et le jeune Empereur détestent cordialement Sou-Chouenn, favori ignoble de Hienn-Feung. En résumé l’état politique dans ce pays n’a rien d’inquiétant. Bien au contraire depuis la mort du dernier Empereur. Le nouveau règne va être connu sous le nom de Ki-Siang, heureux augure ou augure de bonheur ; et en effet nous venons d’apprendre la reprise par les Impérieux de Ngann-Kinn et Ou-Hou, deux importantes villes sur le Yang-Tsé-Kiang.

Oh ! Monsieur le Comte, je mourrai désespéré du second envoi de Monsieur le Baron Gros en Chine ! Que de beaux atouts avons nous jetés nous mêmes de notre admirable jeu dans cette partie de l’Asie !! Et pour moi-même il y avait de quoi, certes, rendre de bien signalés services au gouvernement de l’Empereur. Quel malheur que Votre Excellence ait quitté le département en janvier 1859.!
J’oserai également vous prier, Monsieur le Comte, de vouloir bien m’accorder la haute faveur de lire les deux dépêches ci-jointes que les deux lettres du Comte d’Eulenbourg. La première dépêche instruira encore davantage Votre Excellence par rapport aux faits et gestes de notre ambassade. La seconde vous fera savoir, Monsieur le Comte, à quel point je ne néglige absolument rien, dans ma modeste sphère, de ce qui peut être utile, même indirectement, au service de l’Empereur. Le fait est que le traité de la Prusse avec la Chine m’a donné des peines infinies et de tout genre.

Me sera-t-il permis de prier Votre Excellence de vouloir bien m’accorder la faveur de présenter mes hommages respectueux à Madame la Comtesse.

Veuillez agréer, Monsieur le Comte, les assurances du respect avec lequel j’ai l’honneur d’être de Votre Excellence le plus dévoué et fidèle serviteur.