Le Ministre de France en Chine au Ministre des Affaires Etrangères à Paris
Dir politique n° 109

Annexe

Copie

Pékin, le 7 septembre 1861

Monsieur le Ministre J’ai à vous rendre compte d’un incident instructif à tous égards et qui fournit une preuve de plus à quel point ma tâche personnelle comme principal agent du gouvernement de l’Empereur en Chine a été de tout temps difficile et ardue, à raison surtout de difficultés me venant constamment de là ou, suivant les plus simples règles du bon sens et de la politique je n’aurais dû, ce me semble, trouver qu’appui et cordiale coopération.

Vers le commencement de novembre de l’année dernière, l’Amiral Hope, en vue de l’occupation par les troupes anglaises des forts de Ta-Hou et de Tienn-Tsinn, voulut très naturellement transférer la station de la marine anglaise dans ces parages du nord, de Ta-lienn-Wann aux îles Mia-tao plus rapprochées du Teï-ho et mieux garanties, pendant l’hiver, contre la mer et les vents. Lord Elgin lui fit observer avec raison que c’était surtout avec les autorités françaises qu’il fallait se consulter à cet égard et lui suggéra le projet d’une convention entre les quatre commandants en chef, d’après laquelle il serait entendu que les français seuls continueraient à occuper Tché-fou et que les anglais seuls s’établiraient aux îles Mia-tao. V.E. trouvera ci-joint copie de la correspondance échangée à ce sujet entre Lord Elgin et l’Amiral Hope, ainsi que de la convention dont il s’agit arrêtée et signée par les quatre commandants en chef de terre et de mer français et anglais, le 14 novembre 1860 à Tienn-Tsinn, deux jours après ma propre arrivée dans le port (annexes I, II et III). J’ajouterai que Mr le Baron Gros en fût dûment informé sur le moment comme le prouvent les copies des deux lettres également ci-jointes qui ont été échangées entre les deux Ambassadeurs à cet occasion (Annexe IV). Or, V.E. n’apprendra pas, j’ose en être certain, sans une grande surprise que non seulement cette légation n’a reçu de personne la moindre information écrite ou verbale au sujet de cet arrangement, ni pendant les quinze jours environ que Mr le Baron Gros, le général de Montauban et l’Amiral Charner sont restés avec moi à Tienn-Tsinn, ni depuis ; mais que même Mr le Contre Amiral Frotet, Mr le Capitaine de Vaisseau Bourgois et le Commandant de Kersauzon, chargés respectivement de commandement des forces navales de S.M. dans le nord de la Chine, dans le Teï-ho et à Tché-fou, n’en ont eu non plus aucun avis et sont restés jusqu’à dernièrement dans une ignorance complète à cet égard. Il en est résulté que, lorsque plus tard il devint évident que Tché-fou allait remplacer définitivement Teng-théou comme le port du Charm-Tong ouvert au commerce, et que la marine britannique, fidèle à toutes ses traditions, vint choisir et occuper sans avis préalable d’aucune sorte, un pied à terre naval à l’une des petites îles situées à l’entrée même du port de Tché-fou, le Commandement de Kersauzon l’a laissé faire sans s’y opposer en aucune façon. Aujourd’hui cet îlot approprié à l’usage exclusif de la marine anglaise, contient une sorte de petit arsenal, un dépôt de charbon. Au demeurant ce fait aurait presque pu passer comme inaperçu et pour ainsi dire comme naturel;. Ici en Chine où les anglais acquièrent de jour en jour une position de plus en plus formidable, si un agent consulaire anglais, Mr Morrison, envoyé comme consul à Tché-fou ne s’était avisé maladroitement d’y afficher, dès le lendemain de son arrivée, des airs d’omnipotence, dépassant tellement toutes les bornes qu’il en a scandalisé ses propres compatriotes dont l’un, Mr Fergusson a été institué par moi depuis le mois de mai dernier notre V. consul à Tché-fou. A entendre ce zélé agent anglais, la France n’avait réellement que faire à Tché-fou. L’Angleterre seule devait y tout absorber, même un petit enclos où pendant le séjour de notre corps expéditionnaire, notre marine avait des magasins et où nous avons conservé, je crois, un dépôt de charbon, tout enfin devait contribuer à constituer une belle concession anglaise. J’ai à peine besoin de vous dire, Mr le Ministre, qu’informé de ces prétentions, tant par notre V. consul que par le Commandant de Kersauzon, j’y ai fait mettre promptement ordre, en donnant pour instructions au premier de demander immédiatement pour la France à Tché-fou une concession à peu près égale à celle que devait y obtenir le consul anglais ; et en faisant part de cette démarche au Prince de Kong ou plutôt au Ministre Wenn-Siang et au surintendant des 3 ports du nord Tchong-héou que cela concernait spécialement, qui tous les deux se sont empressés de donner des ordres aux autorités de Tché-fou en conséquence. En même temps Mr Bruce, auquel j’avais touché un mot des procédés de Mr Morrison, calmait, par une dépêche sévère le zèle trop ardent et intempérant de son consul à Chann-Tong.

Cependant l’un des résultats de tous ces pourparlers et de ces correspondances a été l’avis pour moi dans une lettre de Mr de Kersauzon, datée du 31 juillet, de l’existence de la convention dont j’ai parlé plus haut, seulement Mr Fergusson, en la faisant connaître à notre commandant naval à Tché-fou avait oublié de lui dire où il l’avait trouvé lui-même, de sorte que c’est il y a une dizaine de jours à peine, que j’en ai acquis moi-même pleinement la connaissance, le premier secrétaire de cette légation, en étudiant à loisir le blue-book anglais sur les affaires de la Chine en 1859 et 1860, ayant retrouvé les pièces qui sont mentionnées ci-dessus.

J’ajouterai que dès le lendemain j’adressai à mon collègue Mr Bruce la dépêche dont V.E. trouvera ci-joint la copie (Annexe V) en lui demandant des explications au sujet d’un fait dont assurément nous avions droit de nous étonner, aucun procédé semblable de notre part, surtout ici en Chine, ne l’ayant provoqué et ne le justifiant : “Nous ne faisons pas de ces choses là vis à vis de vous” ai-je dit à Mr Bruce dans une conversation des plus amicales que nous eûmes à ce sujet avant que je lui eusse remis ma dépêche et dans laquelle je me plaignais de me trouver dans le cas de lui adresser une semblable observation sur un procédé de la marine britannique et surtout de l’Amiral Hope duquel j’avais une si haute estime. Je dois ajouter du reste, Mr le Ministre, qu’à coups sûr, mon collègue anglais n’a été absolument pour rien dans cette affaire. Aussi s’est-il empressé de me promettre de mander à l’Amiral Hope une explication en règle sur un fait qui lui a paru à lui même, il ne me l’a pas caché, suffisamment regrettable.

J’ai l’honneur, Mr le Ministre, de joindre encore ici (annexe V) la réponse officielle que Mr Bruce a fait à ma lettre. L’affaire d’ailleurs ne saurait avoir des conséquences bien graves sans aucun rapport, mais ce que j’ai voulu avant tout porter à votre connaissance, Mr le Ministre, et soumettre à votre haute appréciation, c’est ce déplorable laisser-aller politique qui, ici en Chine, on dirait vraiment par une sorte de fatalité irrémédiable, nous pousse constamment à jouer, tantôt d’une manière tantôt d’une autre, dans le jeu de nos vigilants alliés, de nos froids et puissants rivaux. Le fait est que ce qui m’a toujours paru le plus difficile à obtenir, depuis que j’ai l’honneur d’occuper le poste de Ministre de S.M. dans ce pays, c’est de voir admettre par des français, de tout rang et de tout âge, que la France pourrait avoir des intérêts et des intérêts très sérieux dans les parages de l’extrême orient et notamment en Chine. Comment, j’ose le demander à V.E. avec de pareilles difficultés pour les agents diplomatiques et consulaires du gouvernement de l’Empereur en Chine, pourrait-on espérer jamais pour la France de grands et solides succès politiques dans ce pays ?

Veuillez agréer

(Signé) A. Bourboulon