Madrid, le 9 février 1862

 

Mon Cher Comte,

Permettez-moi encore d'avoir une nouvelle fois recours à la flateuse affection dont j'ai reçu de vous tant de preuves. Monsieur Thouvenel m'écrit qu'il a parlé de moi à l'Empereur pour le Sénat ; mais il m'engage à vous écrire à ce sujet afin, me dit-il, de prendre rang. Je ne sais quelle importance peut avoir  cette prise de rang. Si elle n'a pour but que de donner une date à une première démarche, il me semble qu'il y a  déjà plusieurs années que la chose serait faite pour moi : peut-être, en effet, vous rappellez-vous que le roi Léopold désirant vivement me garder auprès de lui, avait à mon insu et à mon grand regret quand je l'appris, daigné écrire lui-même à l'Empereur pour le prier de récompenser sur place les services qu'il voulait bien croire que j'avais rendus aux deux pays en me nommant sénateur. Le roi me  fit lire la réponse de sa Majesté ; elle y disait qu'elle avait pour moi beaucoup d'estime et d'affection mais que malheureusement elle avait pris plusieurs engagements pour des nominations au Sénat et qu'elle saisirait avec plaisir la première occasion qui se présenterait de m'y envoyer.

Plusieurs autres tentatives ont été faites depuis dans le même but, par diverses personnes mais je ne pense pas que cela me constitue le moindre droit à la faveur que j'ambitionne. Je vous avoue, cependant, que je désire très vivement que l'Empereur, vous et Monsieur Thouvenel jugiez que mes longs sevices méritent cette récompense. Je suis, en définitive, le doyen de notre diplomatie militante, et vous, qui connaissez si bien notre carrière vous savez que ma nomination qui ne présenterait aucune trace de faveur y serait parfaitement accueillie par tout le monde.

Peut-être fallait-il un prétexte à cette nomination. Or, ce prétexte, le traité consulaire que je viens de signer avec le gouvernement espagnol me semble le fournir tout naturellement. Ce traité, qu'on négociait inutilement depuis plus de dix ans, et auquel j'ai travaillé moi-même presque sans relâche pendant trois ans a une très grande importance : il fixe nettement la position de nos nationaux en Espagne ; il donne à nos consuls l'autorité dont ils manquaient dans presque toutes les provinces de l'Espagne ; leurs droits et leurs privilèges sont clairement définis dans cette convention qui annule l'abominable décret d'estranjeria de 1852. Tout notre corps consulaire a accueilli la nouvelle de la signature avec enthousiasme, et je puis vous l'assurer, ce n'est pas sans raison, c'est en un mot une belle et utile négociation et je suis fier d'y avoir attaché mon nom. Je vous rappellerai aussi la convention ... que j'ai signée à Madrid. J'y ai donc fait deux choses jusque là réputées impossibles.

Veuillez apprécier ces nouveaux titres et voir si, ajoutés à ceux que j'avais eu la bonne fortune d'acquérir antérieurement ils me rendent apte à recevoir cette nouvelle marque de la bienveillance de l'Empereur qui, j'ose le croire, daigne avoir pour son très fidèle et très dévoué serviteur assez d'affection pour ne pas se faire presser beaucoup si la chose lui est proposée par vous. C'est là mon cher Comte ce que je viens vous demander. Je vous dois déjà beaucoup : vous m'avez fait ambassadeur, couronnez votre oeuvre en me faisant entrer au Sénat. Je vous assure que ce sera une bonne action, car l'Ambassade de Madrid a beaucoup aggravé ma situation financière que je n'ai pas le courage d'améliorer par des économies que ma position dans la capitale de l'Espagne me rend impossible. Ce n'est pas que je sois pauvre ; mais l'insuffisance du traitement de Madrid m'oblige à dépenser une assez grande partie de mon revenu et m'empêche par conséquent de la consacrer à libérer ma fortune. Pardon de ce dernier  détail.

Veuillez mon cher comte rappeler Madame Barrot au bon souvenir de Madame la Comtesse lui présenter mes plus respectueux hommages et agréez pour vous, avec l'expression de ma reconnaissance et de mon dévouement l'assurance de ma plus haute considération.