Rome, le 26 juillet 1862

 

Mon Cher Ami,

Je ne veux pas tarder plus lontemps à vous envoyer un mot de souvenir et d'amitié, et à vous dire à vous qui avez tant contribué à me la faire obtenir combien je suis content de ma position. Je le suis d'autant plus que les circonstances actuelles la rende plus importante et plus délicate que jamais. On ne peut plus se faire illusion. Le gouvernement italien est complètement débordé, et tout aussi impuissant contre les actes insensés que médite Garibaldi, que contre ses discours. L'alliance de ce dernier avec Mazzini est inévitable et prochaine, si ce n'est déjà chose faite. Une attaque contre les états pontificaux est décidée et aura lieu au premier jour, si j'en crois les avis qui me viennent de tous côtés, même du gouvernement italien. Au reste vous en savez tout autant que moi la dessus, puisqu'au lieu d'un seul bâtiment sérieux que je demandais pour remplacer le mauvais stationnaire de civita vecchia, on m'envoie une division navale. Que ne me donne-t-on plutôt des soldats ! Si à l'obligation de garder tout un pays que notre seule présence contient, s'ajoute la nécessité de repousser un ennemi venant de l'extérieur, libre de son point d'attaque, dont le nombre même m'est inconnu, la position devient bien difficile. Si Garibaldi tente un débarquement il me semble que ce ne peut être qu'avec une centaine d'hommes et en Toscane, pour se mettre à la tête des rassemblements préparés par son ordre sur la frontière de cette province. C'est donc de ce côté surtout que s'est portée mon attention et que j'ai pris les mesures que comporte mes faibles ressources. Car je ne puis trop dégarnir Rome, où le parti de l'action  veut à tout prix provoquer un soulèvement, qu'il espère favoriser en nous attaquant au dehors. J'attends avec calme les événements mais j'avoue que quelques milliers d'hommes de plus me ferait grand plaisir et grand bien.

Je suis dans les meilleurs rapports avec Monsieur de la Valette et comme nous restons tous deux dans nos attributions je ne vois rien qui puisse troubler cette bonne intelligence tout à fait indispensable. Nous ne sommes pas de trop de deux pour vaincre le mauvais vouloir et la force d'inertie que nous rencontrons dans les moindres affaires. Singulière position que la nôtre. Nous sommes détestés par ce gouvernement que nous avons relevé et que nous maintenons en dépit de tous et de tout et nous avons la sympathie des populations que nous sommes chargées de contenir. Je vois avec le plus grand plaisir la reconnaissance de l'Italie par la Russie et par la Prusse. Que l'Espagne et le Portugal suivent cet exemple, et on pourra s'entendre soit diplomatiquement soit par un congrès, pour mettre fin à un statu quo qui ne peut se prolonger indéfiniment et pour dire aux italiens nous n'irons pas plus loin, au Pape vous vous soumettrez à ce qu'on vous offre.

Rome est un vrai désert dans cette saison où on étouffe cruellement. Nos relations, à quelques exceptions près, se bornent aux officiers de la division et à leurs épouses que nous nous faisons un devoir de recevoir tous les lundis. J'ai tant d'occupations que je ne sais pas comment la journée passe, et dans mon ardeur de travail, j'oublie presque la chaleur. Mais j'admire ma pauvre Adrienne, bien mal logée, et supportant avec courage et résignation les vilains mois que nous avons à traverser. Jean se porte à merveille, et a l'air fort content malgré l'isolement forcé où il trouve. Nous pensons souvent aux beaux ombrages d'Etiolles et surtout à la bonne hospitalité qu'on y reçoit, nous parlons souvent de vous et de votre charmante femme, enfin nous nous rapprochons de vous tous tant que nous le pouvons, par le coeur et par la pensée. J'espère que vous aussi vous ne nous oubliez pas. Un mot  de votre main me fera le plus grand plaisir. Quand vous verrez l'Empereur et l'Impératrice soyez assez bon pour leur présenter mes plus respectueux hommages nos tendresses à votre aimable femme et à vos chers enfants.

Au revoir mon cher ami je vous embrasse de coeur.

 

 

P.S. : Cher Monsieur Walewski, j'ajoute un petit mot de bien tendre souvenir à la lettre de mon mari. Veuillez dire à Marianne que j'ai reçu sa bonne lettre et que je lui envoie une longue causerie par le prochain courrier. J'espère qu'elle a reçu mes billets ? Nous allons bien malgré une chaleur vraiment atroce. J'en suis la plus éprouvée. Mon mari va à merveille il est très occupé et cela lui fait tant de bien. Il est si heureux de cette vie active ! Je m'en réjouis bien pour lui et je vous en envoie toutes mes bénédictions. J'écrirai ces jours-ci une longue lettre détaillée à votre femme aujourd'hui le courrier part à l'instant et je n'ai que le temps de vous serrer la main et vous assurer de toute ma bien sincère affection.