Nice Alpes Maritimes début juillet 1862

Monsieur le Comte,

Je vous dirai tout à l'heure comment c'est sur l'avis de Monsieur de Persigny que je viens aujourd'hui vous demander une audience de dix minutes pour cette lettre :

Pendant une carrière littéraire déjà longue (mes premiers ouvrages ont été publiés en 1831) j'ai vécu dans une sorte d'aisance grâce à mon travail, grâce surtout à la modération de besoins auxquels je n'ai jamais permis de s'accroître. Mais depuis quelques années, le sort contraire m'a attaqué avec une furie qui rappelle celle des assassins qui, à ce que disent les journaux, donnent toujours trois coups de couteau à leur victime.

Je ne citerai que deux des coups que j'ai reçus : j'ai un frère qui s'est naturellement replié sur moi après une mauvaise spéculation, j'ai dû assurer pour lui des engagements onéreux et le garder à ma charge avec sa famille pendant trois ans. Je me serais cependant tiré d'affaires si le premier préfet de Nice-française, Monsieur Paulze-d'Ivoy n'avait jugé à propos de supprimer une publication qui était le plus clair de mon revenu, sans donner aucun motif, en défendant simplement à l'imprimeur d'imprimer.

Je luttais encore quelque temps, mais il y a un an, vaincu, je m'adressais à Monsieur le Ministre de l'Instruction Publique comme à mon protecteur naturel, en le priant de me venir en aide.

Par suite de changements dans les attributions, ce fut Monsieur de Persigny qui me répondit et qui me dit : "Dans le cas où ce que je vous envoie serait insuffisant, et où vous auriez besoin pour vous tirer d'embarras d'une somme plus forte, c'est à Monsieur le Ministre d'Etat qu'il faudrait vous adresser ; je ne doute pas .. "

Je n'écoutais que mon courage, et je crus pouvoir arriver sans autre appui à la fin d'un travail dont le produit remettra à flot ma petite barque. J'avais trop présumé de mes forces.

Aujourd'hui voici ma situation : les créanciers m'assiègent, mes meubles sont saisis. Ma famille se  compose  d'une fille encore enfant et d'une parente qui fait son éducation. Cette parente est frappée d'une maladie qui ne laisse plus d'espoir aux médecins. Ces deux pauvres êtres jusqu'ici n'ont pas été atteints par mes misères, j'ai pu parer pour elles tous les coups en les recevant en plein corps ou en plein coeur. Mais d'ici à quelques jours, elles vont être chassées avec moi de l'asile que j'ai défendu si péniblement.

J'ai pensé que c'était le moment de suivre le conseil de Monsieur de Persigny et de m'adresser à vous. J'ai demandé à mes créanciers et j'ai obtenu d'eux non sans peine un répit de huit jours. C'est à dire du temps nécessaire pour recevoir  votre réponse.

Avec trois mille francs je puis payer les dettes urgentes ; avec quatre mille francs je puis payer toutes les dettes.

L'esprit délivré, je travaille et je sors des écueils sur lesquels je péris.

C'est aujourd'hui lundi. Les ... attendront jusqu'à lundi prochain.

Encore un mot : j'ai combattu contre vous et vos amis mais loyalement et à visage découvert. Il n'existe pas une ligne de moi qui ne soit signée.

Je ne viens pas faire ici une palinodie indigne de vous comme de moi.

Mais à un homme d'honneur comme vous, un homme d'honneur comme moi n'a pas besoin de dire à quoi il s'oblige lui-même en acceptant un service.

Je sais que vous saurez mettre à ce service toutes les délicatesses et que ceux qui le sauront le sauront par moi.

Agréez, Monsieur le Comte, ce témoignage d'estime sincère.