Paris 20 août 1862

 

Mon cher Comte,

Je sors du Ministère d'Etat où on m'a dit que vous partiez après-demain d'Etiolles pour Mont de Marsan.

Probablement vous n'en reviendrez qu'après le Conseil Général, mais je crains alors de n'être plus à Paris mon congé devant partir du 28 ou du 29 et mon pauvre individu rudement fatigué aspirant après un peu de repos et de vacances.

Je viens donc parce que je perds l'espoir d'avoir une bonne causerie avec vous, à Etiolles ou à Paris vous faire mes adieux de congé et surtout vous renouveler le témoignage de toute ma gratitude pour tous vos sentiments de bienveillance et pour la preuve toute récente que vous m'en avez donné.

J'imagine que le mois de septembre à part ce que peut amener l'imprévu des événements se passera au calme complet l'Empereur s'éloignant de Paris et nous tous nous dispersant sous nos ombrages.

C'est une trêve forcée en tout cas.

Mais dans mon opinion je ne puis trop vous répéter ce qui me paraît évident quand on suit avec quelque attention les lignes visibles. Je suis donc convaincu que rien n'est changé parmi nous, quelles que soient les apparences. l'un intriguera toujours suivant la nécessité de ses intérêts matériels qui le dominent et passera toujours au plus utile, l'autre n'abdiquera jamais les rancunes de la primauté perdue, et la puérile pensée de reconquérir la place ou le crédit- celui ci malgré la sourdine mise sur ses impétuosités gardera toujours le secret dessein d'un cabinet libéral dont il serait le chef et la conviction que lui seul peut diriger l'Empereur et les ministres(?)

Puis les satellites gravitent tant bien que mal autour de ces planètes.- Vous êtes mon cher ami aussi plein d'expérience que de loyauté ne vous laissez pas tromper par l'une et faites appel à l'autre regardez et voyez bien.

J'ai pour mon compte peu de goût pour ces intrigues et ces tracasseries qui prennent le plus clair d'une existence qui devrait être consacrée à mieux; mais je crois discerner juste et j'entends me défendre de tout excès en restant sur le terrain de mes affections de mes devoirs de mes sentiments.

Simple soldat dans cette mêlée je dis à vous qui y jouez un tout autre rôle, veillez et tenez ferme car nous sommes exactement au même point qu'il y a un an. Je répugne à la politique bâtarde qui à l'intérieur voudrait constituer l'ordre la sécurité et la dynastie avec toutes les sonorités creuses d'une liberté mal comprise, tout autant que j'ai peur d'une politique extérieure qui s'en irait bras dessus bras dessous avec la révolution en goguette.

Tant mieux si je me trompe. Je vous assure pourtant que je vois avec calme et que je suis exempt de toute animosité personnelle.

mais j'admets volontiers les mirages de l'esprit le plus modéré, et je désire presque n'avoir qu'une illusion.

Quant à présent profitons de la trêve et de la vacance. Je vous souhaite donc mon cher Comte repos et santé, et un mois de douce et agréable liberté.

Veuillez faire agréer à Madame la Comtesse Walewska mes respectueux hommages, je vais de mon côté dans quelques jours faire le plus complet métier de paresseux sous mes pommiers de Normandie.

Veuillez recevoir mon cher Comte l'expression de mes sentiments dévoués.