Rome, le 23 septembre 1862

Le Général de Montebello, Commandant la division d'occupation à Rome

Personnelle

Mon Cher Ami,

Grâce à l'arrangement de quelques petites difficultés dont mes dernières dépêches ont rendu compte, et à l'extrême tranquillité dont nous jouissons, l'élément officiel me manque aujourdh'ui. C'est donc à l'ami que j'écris, tout en me félicitant d'avoir pour quelque temps cet ami pour ministre. Je veux d'abord vous remercier de la bonne et aimable lettre que j'ai reçue de vous et vous dire que votre nom et celui de votre chère femme reviennent sans cesse dans nos conversations, comme un des meilleurs souvenirs de notre cher Paris. Me voici bien au courant des affaires, sur la situation, et du caractère des hommes avec qui je suis en relation, et je dois vous dire que ma fermeté, ma considération et ma loyauté m'ont fait vaincre jusqu'ici les petites difficultés qu'on ne cesse de me susciter. La plus grande de toutes est la haine croissante que se portent le gouvernement italien et celui du Pape, et le rôle du médiateur que je dois jouer au milieu des conflits sans cesse renaissants avec une impartialité que les passions des deux parties ne savent peut-être pas apprécier. A peine ai-je fini sur un point que c'est à recommencer sur un autre. Mr de Mérode voudrait me faire déclarer la guerre aux Italiens. Tout cela est bien misérable auprès des grands intérêts qui sont en jeu et qui doivent ses régler plus haut. Enfin, comparativement je suis dans un état de calme très grand, depuis que Garibaldi a succombé. Mais Je vous assure que j'ai eu un certain mérite à maintenir à Rome et dans tous les Etats Pontificaux une tranquillité sans exemple, au milieu de l'agitation qui a bouleversé toute l'Italie, et dont le contre coup ne pouvait manquer de se faire sentir ici. J'espère qu'on m'en aura su quelque gré, si on a bien voulu songer que j'ai fait face à toutes les difficultés avec six ou sept mille hommes en moins de ceux qu'avait le général de Goyon dans les temps les plus calmes. Je dois dire que la parfaite intelligence qui n'a cessé de régner entre Monsieur de la Valette et moi a beaucoup contribué à cet heureux état des choses. Je n'ai eu qu'à me louer de ses bons procédés, et c'est une justice que je dois lui rendre, au moment où il nous quitte. Qui va-t-on nous envoyer à sa place ? Peu m'importe personnellement. Malheureusement peu importe aussi à la chose publique. Personne au monde, croyez-le bien, ne viendra à bout de l'immobilité de ce gouvernement. Plus je vais, plus je pense ce que je vous ai déjà dit c'est qu'il faut s'entendre avec les principaux gouvernements de l'Europe pour régler cette question ardue et imposer sa volonté à deux partis aussi entiers l'un que l'autre et ne se plaçant qu'au point de vue personnel, sans tenir compte ni de la situation, ni de l'opinion, ni de l'intérêt de tous. Ce qu'il faut surtout c'est de ne pas trainer les choses en longueur et de ne pas laisser se développer les idées révolutionnaires qui travaillent l'Italie, et dont on ne sera plus maître bientôt. Ici on acceptera jamais rien quelque soit le ministère et son mandataire. Mais on subira tout. On ne croira qu'à la force, mais on sera bien aise d'y céder. C'est ce qui résulte de tout ce que je vois et de tout ce qu'on me fait dire en dessous, depuis que je suis ici.

Je ne vous parle pas de ma femme qui écrit à la vôtre aujourd'hui même elle lui racontre sans doute le ... dont elle est en train de faire les honneurs pour le cardinal archevêque de Chambery. C'est fort triste dans cette saison et Rome n'est qu'un désert. Jean a la fièvre depuis hier, mais j'espère que cela n'est qu'une fièvre de croissance. Car il grandit à vue d'oeil. Au revoir mon cher ami mes respects à votre charmante femme. Je vous embrasse de coeur.