Omonville le 27 septembre 1862

 

Mon Cher Comte,

Je reçois ce matin dans mon petit ermitage de Normandie votre lettre qui m'annonce que l'Empereur a ordonné la nomination de Monsieur Petetin comme Conseiller d'Etat hors section. Je n'ai qu'à m'incliner devant la volonté du prince à qui je dois tout ce qu'il m'a fait, et bien au delà de ce que je vaux. Mais je me reproche de n'avoir pas avant son départ, exposé à S. M. l'état des choses et d'avoir simplement demandé à votre amitié de réserver la nomination au tant que possible. En effet, le titre accordé à Monsieur Petetin n'est qu'une satisfaction personnelle ; il n'a nulle raison sérieuse ni pour son service ni pour la chancellerie d'être au conseil d'état où il n'aura pas deux affaires à suivre - Tandis que le ministère de l'instruction publique et des cultes est celui qui après l'intérieur et les travaux publics a le plus d'occupation devant ce conseil - il y passe plus de deux mille dossiers par an et il sera pourtant le seul ministère qui ne sera ni représenté ni défendu. - Je suis convaincu que si j'avais eu le loisir de vous instruire de cette situation et de la faire connaître à l'Empereur la solution eut été autre, et, à part toute question de personne, il eut été évident qu'il y avait nécessité administrative pour moi simple convenance pour le directeur de l'imprimerie impériale et que c'était ce dernier qui devait attendre une  vacation favorable - Je vous prie de remarquer en outre, mon Cher Comte, que peut-être jamais cette occasion ne viendra pour mon ministère car c'est la place au conseil d'état qui est donné à Monsieur Petetin - C'est le directeur de l'imprimerie qui remplace Monsieur ... ; et si une vacance arrive elle sera inévitablement réclamée par le ministère qui avait le titulaire. En sorte qu'il faudra ou une création, ou l'exclusion à tout jamais de mon ministère de la faveur accordée à tous d'être représenté au conseil d'état.

Je soumets ces réflexions à votre sagesse, sans nulle amertume, pour le bien  du service et pour la vérité des choses. - et je m'accuse de n'avoir rien prévu et de n'avoir rien dit en temps utile de ce que je vous expose aujourd'hui. J'ignorais complètement d'ailleurs la candidature de Monsieur Petetin.

Quant à mon pauvre  fils je ne pense pas qu'il ait à ... six années du travail le plus laborieux et une existence des plus honorable comme père de famille et fonctionnaire de l'état. Il n'est pas au nombre de ceux qui se grisent l'esprit et le cœur par la fortune ou par la position de leur père haut placé dans le pouvoir. J'aurais un profond chagrin si l'échec d'aujourd'hui lui était personnel car il serait immérité.

Je vis ici au fond de ma petite campagne, heureux du repos que j'y trouve après une année laborieuse, heureux du soleil qui luit et du beau ciel qui m'abrite. Je voudrais ne revenir que le 6 octobre, et le maréchal Vaillant y a consenti avec une grâce parfaite. Puis le temps de repos va si vite ! Mais enfin si l'Empereur revient le 4 et doit avoir immédiatement conseil je reviendrai à Paris sauf à prendre 24 heures ensuite pour ramener ma famille.

J'ai lu aujourd'hui dans le Moniteur la lettre de l'Empereur et les pièces qui l'accompagnent. Cette lettre est hardie d'expression, elle va droit à chacun pour lui dire son fait, et à ce point de vue, elle pourra assez vivement blesser ceux qui sont blâmés avec cette franchise et cette netteté. Mais au fond, elle est vraie, elle dessine sincèrement la politique italienne et catholique à la fois à laquelle on a tant reproché injustement la duplicité quand il fallait voir la dualité et partout des inévitables embarras. Elle fait toucher du doigt la cause de ses embarras, et elle produira ainsi dans la grande majorité du pays un bon effet, celui de faire bien comprendre la question et de faire bien saisir les difficultés. - Mais ces difficultés restent et même augmentent. Turin ne veut pas plus que Rome ce que nous voulons. On ne peut mettre le Pape complètement dans son tort (et il en a vis à vis de nous suivant moi) qu'autant que la solution raisonnablement catholique et politique à laquelle on l'astreindrait serait loyalement acceptée et exécutée par l'Italie. Tant que Victor Emmanuel n'aura pas la volonté et le pouvoir de renoncer à Rome et au patrimoine de Saint Pierre, nous aurons beau avoir les griefs fondés  contre le gouvernement pontifical, nous ne pouvons pourtant quitter Rome, en  vertu de ces griefs, sans nous exposer aux reproches de livrer certainement le Pape à l'invasion et à l'exil et la religion aux révolutionnaires. Comment sortir de là ? Peut-être en disant hautement à l'Italie "Je ne quitterai pas Rome tant que vous n'y aurez pas renoncé" et en disant au Pape "Tenez pour certains que si j'obtiens de l'Italie les garanties que je vous dois, je vous laisserai à votre responsabilité politique" - malgré l'inconcevable difficulté du problème il faudra pourtant le résoudre on ne saurait passer au delà d'une année nouvelle dans cet état d'anxiétés et de doutes qui fatiguent et irritent ce pays. Tenez compte de cela, car cela est la vérité. Le véritable état de la France n'est pas dans nos salons de Paris - Elle est habituée à voir l'Empereur résoudre les difficultés - La voila qui doute, s'étonne et s'impatiente. L'opinion dite libérale fait son chemin et les partis hostiles brouillent tout. Dieu nous vienne donc en aide car ne rien résoudre est la pire des situations aujourd'hui.

Veuillez agréer, Mon Cher Comte, l'expression de mes sentiments dévoués.