Paris le 9 juillet 1863

 

Mon cher Comte,

Je n'ai pas pu encore aller vous voir car je suis en but à toutes sortes de préoccupations. Mon fils assez brutalement congédié du ministère s'aménage provisoirement chez moi, et sa femme est malade. Fould nous fait attendre la place que l'Empereur m'a promis, et nous souffrons un peu de ces mécomptes qui ne devraient pas atteindre des gens honnêtes et dévoués. Mon vif désir est d'aller vous serrer la main aussitôt que je serai débarrassé de mes soucis.

Magne qui se plaint, est autrement heureux,  il paresse à l'aise et grossit son coffre -fort. Il eut mieux fait d'être auprès de ses amis.

J'ai vu hier Billault qui m'a dit avoir eu avec vous une conversation satisfaisante pour tous deux.

Il affirme n'avoir pris aucun parti dans les intrigues dirigées contre vous. Il aurait marché ( ?) seul sauf à profiter bien entendu du bénéfice des circonstances. En réalité je vois bien que vous vous êtes retiré du ministère mais il me semble que les gens qui poussaient si fort à ce résultat, se sont donné un supérieur alors qu'ils croyaient se faire maître du terrain.

On est ici au calme assez plat.

Rouher est parti aux eaux, Billault s'aménage et va lui même bientôt à Pornic.
Boudet tente de se débrouiller au milieu du dédale que lui laisse Persigny,,Duruy s'exténue dans un ministère qu'il ne connaît pas, et pousse la pointe démocratique dans les journaux. Baroche trône dans la nouvelle......; Chasseloup est poursuivi par le cauchemar d'un successeur menaçant, et somme toute on ne s'occupe guère à l'heure qui sonne de ce que l'on fera dans l'avenir.

Chacun s'arrange dans sa niche ou songe à la villégiature.

Pour mon compte je me tiens coi dans mon nouveau gîte où je ne vois guère d'hommes politiques.

Troplong est encore malade et défend sa porte et les universitaires qui affluent auprès de leurs anciens ministres ne sont pas gens à nouvelles.

Tout bien examiné, je crois qu'il va se passer un certain temps, pendant lequel l'Empereur et tout le monde vont au repos.

Mais je souhaite de toute mon âme que pendant cet intervalle vous arriviez vous-même à voir les choses d'une façon calme, sans amertume d'esprit et sans roideur de procédés.

Il est impossible que l'Empereur placé en face de grandes difficultés ne cherche pas à se rapprocher de ceux qui lui portent une loyale affection et qu'il aime. On prétend ici que votre lettre l'a vivement blessé, parce qu'elle fait allusion à des conversations confidentielles et qu'il suppose que vous l'avez communiquée à plusieurs. Sans rechercher ce qu'il y a d'exact ou de hasardé dans cette prétention j'attache peu d'importance à cela. L'Empereur a du comprendre le légitime froissement d'un ministre honnête homme se retirant devant des gens qu'il n'estime pas. L'essentiel suivant moi est de ne pas .....systématiquement dans un éloignement marqué. Vous avez causé de ceci avec Rouher et vous savez son avis.

Je ne sais pas quel rôle a joué en tout ceci Drouyn de Lhuys vous le connaissez mieux que personne et vous avez confiance dans son caractère. rien assurément ne m'autorise à en douter mais il me paraît évident qu'il vise absolument à la neutralité, et qu'il ne veut rien voir en dehors de son portefeuille.

Adieu mon cher Comte j'irai vous serrer la main à Etiolles, aussitôt ma liberté reconquisse, et je serai heureux de vous y renouveler l'expression de mes sentiments très reconnaissants et très dévoués.

2/ Notez bien qu'il ne s'agit pas pour penser ainsi d'un sentiment égoïste ni de luttes personnelles. Je vais plus haut. A tort ou à raison je considère le moment actuel comme l'époque critique du gouvernement impérial. Il est clair comme le jour que ce gouvernement grâce à la sotte et brouillonne administration de Persigny se faisant un pot-pourri de despotisme libéralisme féodal, a perdu beaucoup de son autorité et de sa force.

Que les partis sont dans le pays et la chambre à l'état visible agissant et espérant. L'Empereur fort de la puissance personnelle ne croit pas assez à cela et on ne l'a habitué à ne le préoccuper que de l'Orléanisme tandis que le plus grand danger vient des hommes et des idées républicaines.

Il faudra donc dans la session prochaine qui décidera de la législature beaucoup de fermeté et de clairvoyance. Voilà pourquoi je suis heureux que l'Empereur garde à côté de lui, des hommes qui peuvent lui dire la vérité, suivant leur conscience et qui peuvent discuter les résolutions gouvernementales.

Je me félicite donc fort de vous voir rester à Paris, et surtout de vous trouver dans la ligne d'idées qui convient à votre passé et à votre caractère.

Vous avez cent fois raison, ne rien repousser par mauvaise humeur être toujours prêt à servir l'Empereur en bon et digne citoyen mais ne rien provoquer avec l'apparence de la hâte, ou avec le sentiment trop .... d'antipathies personnelles.

La discussion des choses et des opinions fait assez ressortir la...des hommes et on n'a pas besoin de crier qu'on se hait quand il est notoire qu'on se déteste.

D'ailleurs ne convient-il pas de voir et de juger? la tâche actuelle n'est pas si légère qu'on doive ne point en laisser le fardeau à ceux qui l'ont voulu. comment.....? Je le répète il y a plus qu'une question d'homme aujourd'hui, il y a une question de système de gouvernement intérieur .car où va-t-on? Et que veut-on en présence des partis qui savent ce qu'ils veulent et où ils vont? Tenez vous donc prêt mon cher Comte et si vous êtes appelé, faites sans précipitation ce que doit faire un homme ami de l'Empereur ami de son pays et fort de l'estime publique.

Je serai bien heureux de pouvoir bientôt vous trouver dans votre nouvelle demeure et d'échanger avec vous de bonnes causeries. Je vous remercie de tout cœur de votre amicale bienveillance qui me soutient et m'honore, et j'y réponds vous le savez par le plus loyal et le plus entier dévouement.