Omonville le 14 septembre 1863

 

Mon Cher Comte,

Je commençais cette lettre lorsqu'un gracieux billet de Madame la Comtesse Walewska est arrivé à ma femme pour la féliciciter de la nomination de son fils à la recette générale de la Haute Loire. Je prends les devants sur la réponse que fera ma femme pour remercier Madame Walewska de son affectueux souvenir et pour lui dire combien nous avons été heureux et reconnaissants de cette marque d'amical intérêt.

L'issue si longtemps attendue de la nomination de mon fils est satisfaisante. Elle eut été moins bonne assurément si, après votre départ, je n'avais pas vivement insisté auprès de Monsieur Fould en réclamant l'intervention de l'Empereur dont la promesse devait être respectée dans un vrai sens de  bienveillance.

On a donc fini par être quelque peu gracieux après une longue attente. Ce n'est pas beaucoup mais ce n'est pas mal. Je suis trop galant homme pour me soustraire - à un sentiment convenable et dû - mais j'ai surtout à remercier l'Empereur. Je vis ici mon cher Comte dans la plus profonde ignorance de ce qui se passe dans les régions politiques, mais mon bon sens me suggère bien des choses que je crois justes. Nous sommes dans une véritable crise extérieure et intérieure. - extérieure, car on parle de guerre et si légitime que soient vos sentiments pour la Pologne, je dois vous affirmer que la  guerre, quelle qu'elle soit, n'est du goût ni de la bourgeoisie ni de la population de nos campagnes. Il importe que si vous prenez jamais une part décisive dans une détermination de l'Empereur qui serait belliqueuse, que cela soit justifié par bien des garanties de prudence et de succès. Vous n'avez jamais été pour les coups de tête. Continuez. Et si on a la guerre, qu'on l'ait et pour des causes graves et avec des alliances qui nous préservent et des trahisons et de l'isolement. Puis, voici la chambre qui vient et tenez pour certain qu'elle a et qu'elle aura les plus profondes répugnances pour la guerre. Et si l'Empereur y voit comme un dérivatif ou préoccupation parlementaire intérieur il se trompe. La guerre ainsi entreprise serait la cause d'une scission violente entre lui et les chambres - Ce serait la nécessité d'un coup d'état.

A l'intérieur nous allons nous retrouver en face des partis maintenant représentés au corps législatif et enhardis à tout depuis que ce malheureux Persigny les a ressuscités et affranchis en leur laissant  presse, cocarde et mouvement depuis deux ans. - Cette tête folle, creuse, et vaniteuse a imaginé que pour prouver la force de l'Empire, il fallait laisser les partis se relever en France de la crainte révérencielle  qui les avait étouffés depuis 1832. C'est le pompier qui met le feu à la maison pour la gloire de la pompe, et la pompe n'a pas assez d'eau pour le feu. Or les partis en possession de l'arme parlementaire vont parler, agiter, remuer avec la plus grande activité. Encore une fois il y a tant de puissance et d'illusions dans la parole et dans les mots, dans la critique et dans la publicité, que nous aurons, croyez le bien, à nous défendre péniblement si nous ne savons pas prendre l'offensive, et déclarer nettement que les libertés restreintes du décret de 1860 ne sont pas la royauté parlementaire et constitutionnelle. Vous savez les idées de Thiers - vous savez qu'à Paris les partis rêvent hautement la modification profonde du régime impérial. Vous devinez que bien des gens faibles conseillent à l'Empereur des concessions nouvelles. J'ai peur de tout cela je sens la décadence du pouvoir souverain et du principe d'autorité. Caveant Consules (?) La prochaine session décidera de l'attitude de la législature - que l'Empereur, si bien doué, si clairvoyant et si ferme partout ailleurs, s'occupe donc de l'intérieur de la vie quotidienne et de la vie politique du pays ! Quand il saura tout il agira avec la netteté et la justesse de coup d’œil. Mais il a une dynastie à fonder, un trône à transmettre à son fils - et pour cela il faut réduire les partis hostiles à l'impuissance - c'est une rude tâche qu'ont là Rouher et Billault.

Enfin nous verrons - quant à moi, simple soldat, mon drapeau est celui des conservateurs intelligents de l'empire et je me soucie  peu du passé parlementaire - au bout duquel il y a le trou des révolutions. - La grande raison d'être de l'Empire est la sécurité et l'honneur du pays. Est-ce que cela s'est jamais trouvé dans nos gouvernements parlementaires ? Ne changeons pas notre lit tout neuf contre les friperies de 1830.

L'Empereur a besoin de tous les dévouements gardez-lui le vôtre. Ne boudez pas - Ne paraissez pas fâché tout rouge de ce qui est arrivé. - Soyez calme, honnête, et prêt comme vous l'êtes toujours à servir l'Empereur. C'est là le devoir de ses vrais amis. Les difficultés actuelles dominent les querelles de ménages, les irritations personnelles - Monsieur de Persigny est duc - se sera l'étonnement du pays qui le croyait assez payé de son ancien  dévouement, mais qui n'admettra jamais que ses trois années de ministère aient été propices à l'empire - l'Empereur a cédé aux obsessions violentes et incessantes d'un homme dont la vanité dépasse l'incapacité - Qu'importe ? Mais croyez je vous en prie à ce que je vous ai dit, à la position politique qui vous convient si fort. Là doivent tendre  vos efforts et le moment approche - lentement, ... - je voudrais de toute mon âme, vous voir ainsi hors des dégoûts ministériels, mais admirablement placé pour votre caractère - et votre dévouement, afin de rendre à l'Empereur tous les services qu'il peut attendre d'un ami loyal expérimenté, dévoué.

Agréer mon cher Comte l'expression de mes sincères amitiés.

 

 

P.S. : Il y a des  gens qui voudraient vous faire jouer un jeu personnel - non - jouez le vôtre et ne vous usez pas à des luttes inutiles dans lesquelles vous ne serez pas même suivi. Ne voyez les choses qu'entre l'Empereur et vous et dédaignez le reste car c'est l'intrigue et la personnalité. Songez à vous vous en avez bien le droit.