Omonville le 15 octobre 1863

 

Mon Cher Comte,

J'ai appris hier soir, en revenant d'une excursion de chasse, la mort de Billault, et ce matin, par le Moniteur, le seul journal que je reçoive ici, celle du maréchal d'Ornano.

Je vous prie pour ma femme et pour moi de recevoir et de faire agréer à Madame la Comtesse Waleswka nos plus sincères compliments de condoléances à l'occasion de la mort de l'illustre maréchal.

L'Empereur a ... et ... , comme il le devait, les derniers moments de ce vétéran des années impériales, à qui, en outre, n'ont pas manqué tous les dévouements de famille.

Son grand âge préparait tout le monde à une fin inévitable, mais on est tout étonné et tout attristé, quand la tombe est fermée, de ce vide énorme que fait au milieu des générations nouvelles la mort d'un de ces héroïques acteurs et témoins de l'épopée napoléonienne.

Je considère  la mort si inattendue de Billault comme un vrai désastre dans la situation présente - Mettons en effet de côté les défauts de l'homme son scepticisme et sa mobilité - mettons de côté aussi, nos griefs personnels résultant de la facilité avec laquelle il a sacrifié ou abandonné ses amis - c'était il faut en convenir un admirable instrument parlementaire dans la main de l'Empereur pour le temps que notre constitution consacre à ce terrible jeu des discussions publiques - il ne faut pas se faire d'illusion personne que je sache ne remplacera complètement ce talent si flexible et si sûr de lui-même.

Billault, homme de caractère faible, sans résolution comme sans principe bien arrêtés, impuissant à la doctrine comme à l'action était un merveilleux arrangeur de thèmes donnés - il était tout en intelligence rapide, délicate, fine, et tout en expression extérieure comme l'avocat ... - pour le résumer en deux mots c'était un excellent avocat parlementaire. J'avoue que cette nature toute d'échos, d'arrangements, d'art, était celle des artistes sur la scène pour ne pas dire des avocats au barreau. Il avait d'énormes défaillances aussi bien qu'un courage subit et hardi suivant qu'il croyait aux bonnes ou aux mauvaises dispositions de son auditoire - mais aujourd'hui que nous allons trouvé le corps législatif hérissé de discussions hostiles, tracassières, multipliées, Billaut meurt à l'instant même où son talent était une nécessité politique. 

Allez donc lui trouver un successeur ? Serait-ce Baroche, usé moralement et politiquement, talent d'affaires devenu banal, lourd, et prétentieux. Et, pourtant il a au moins des précédents. Fould voudra peut-être pousser Chaix-d'Est-Ange, rhétoricien à phrases étudiées incapable des discussions soudaines, sans expérience, dévoué je le crois mais encore de ces artistes à qui il faut le temps, la scène et les bravos. Quant à Delangle avec les ...... politiques et la raideur de parole aigre, il ferait l'effet d'un ... - que sais-je encore ? !!! De Royer qui ne doute de rien brave et honnête homme à cela près sera-t-il d'un grand secours avec sa parole magistralement creuse et les échauffements de petit homme. C'est un esprit sincère mais un esprit sans étendue, avec un vernis doctrinaire - et après mon Cher Comte ? Cherchez bien voyez et soyez de mon avis. La mort de Billault vingt jours avant l'ouverture d'une session met l'Empereur dans un grand embarras devant les chambres.

Que faire ? A mon avis il faut vite défaire une mauvaise et périlleuse création en donnant pour directeur-orateur aux chambres un ministre titulaire à portefeuille le ministre d'état il est évident que l'Empereur avait fait un nouveau pas vers le régime de la responsabilité ministérielle laquelle, ..., subordonne le souverain aux volontés du parlement. C'est ainsi que Thiers l'entend. Pourquoi cela ? Pourquoi cet essai qui engage un principe complètement hostile à la constitution de 1852? - Est-ce que l'Empereur croit qu'il est facile de reprendre les concessions au moment où on les juge dangereuses ? -

Il se tromperait, rien n'est plus agitant dans un pays que le remontement des pentes par lesquelles on a glissé. - Rétracter une liberté dangereuse, mauvaise, vous passez pour un despote féroce - Ou bien ! quand le ministre d'état parlementaire disparaît sans avoir fonctionné, quand vous avez encore toute liberté d'agir, pourquoi ne pas revenir au ministre-orateur, sans portefeuille ? Cette institution sage, nécessaire, n'engageait rien ; le gouvernement de l'Empereur restait en dehors des débats et de la responsabilité parlementaire - On avait l'avantage de prendre et de changer les ministres sans portefeuille, suivant les exigences des discussions - On pouvait les augmenter - les réduire - leur adjoindre qui on voulait comme commissaires du gouvernement - Tandis qu'aujourd'hui tout est engagé, sans intermédiaire, sans flexibilité, tout d'une pièce, le ministre d'état à portefeuille étant en définitive le chef du ministère. Vous devez être mon Cher Comte d'autant plus frappé de ces considérations que vous avez plus présentes à la mémoire les conversations de Monsieur Thiers. Il n'y a pas du reste, un homme politique qui, à l'apparition des modifications ministérielles, n'ait supposé que l'Empereur voulait aller au régime parlementaire, ou s'y laissait entraîner. Pour moi 1830 finit toujours à 1848 voilà pourquoi je repousse ce régime décevant et impuissant à rien créer et conserver. Vous serez mon Cher Comte inévitablement consulté par l'Empereur dans cette crise nouvelle,  à cause de votre dévouement pour lui. Priez-le, je vous en prie vous-même, de revenir aux rouages qui était la seule conséquence obligée de votre décret de 1860 - Priez-le de garder intacte l'autorité impériale - de résister énergiquement aux prétentions des parties et aux agitations qu'elles entraînent - Priez-le de se souvenir de la grande et magnifique situation quand, étouffant les parties, gouvernant l’œil sur l'opinion de la France mais responsable devant elle seulement, il était comme l'oreiller sur lequel le pays se reposait ... de son honneur et de sa sécurité, libre d'ailleurs, de se livrer à la plus féconde activité au travail - Priez-le, après des essais dont il peut juger la portée, de rester ferme dans un système bien défini de gouvernement intérieur - C'est ainsi qu'on reste fort et respecté et qu'on transmet tranquillement la couronne au fils que l'on aime, et qu'on fonde une dynastie. Pour mon compte, dans un tel système, je serais heureux d'apporter une petite pierre à l'édifice, et d'être un vaillant soldat dans l'armée  combattant pour l'ordre et le bon sens et où vous devez être un chef convaincu, vous Cher Comte, qui tenez tant à la bonne conduite morale et matérielle des états.

Je ne sais que faire ? je dois revenir à Paris vers le 26 de ce mois - faut-il revenir plus tôt ? faut-il faire de suite un voyage ? je vous ai écrit mes doutes et mes raisons. Conseillez-moi, je suivrai vos avis. Mais je redoute toute apparence de prétentions quelconque.

En résumé voici mon vif désir personnel et politique. Que l'Empereur revienne aux ministres sans portefeuille. Et revenez au ministère d'Etat. Et sur ce permettez-moi de vous envoyer l'expression de mes amitiés les plus dévouées.