Florence, le 24 décembre 1865

Albéri à Walewski

Excellence,

J'écrivais ces derniers jours à Paris que si l'étonnement de la légation de France à Florence vis à vis de ce qui se passe maintenant chez nous était de bonne foi, je le trouvais bien naïf, et je m'attendais à apprendre que ce n'était là qu'un moyen plus ou moins justifié pour mieux saisir et explorer le fond des choses. Mais c'est moi, Monsieur le Comte, qui ai dû m'étonner à mon tour d'apprendre que l'on se trouvait à Paris dans le même ordre d'idées qu'à la légation de Florence.

Il y a des précédents qu'on oublie pas, et quelqu'un se souvient probablement encore de ce que j'ai préconisé à Paris depuis 1860 sur la marche qu'on laissait prendre à nos affaires publiques, d'autant plus que mes arguments furent alors assez appréciés pour servir de base à la note du 24 février à Monsieur de Cavour. C'est ce qui fait que je prends maintenant la liberté de vous adresser, Monsieur le Comte, quelques observations sur ce qui se passe chez nous dans ce grave moment.

Il ne suffit pas que cet été un roi qui a autorisé et conduit la révolution pour en tirer la conséquence qu'il pourrait l'arrêter à plaisir une fois qu'on lui ait laissé prendre son essor ; et il faut bien que le moment arrive dans lequel, poursuivant son cours fatal, elle finisse par compromettre le sort même de la couronne qui s'est aventuré à ce gros jeu. Et ce moment est bien près d'arriver chez nous.

Je ne sais s'il était plus possible d'arrêter la marche de la révolution après l'absorption du royaume des deux Siciles et après le vote solennel de l'unité et de Rome capitale. Mais à coup sûr cela devenait impossible après avoir laissé échappé les deux grandes occasions d'Aspromonte et de la convention du 15 septembre. Dans l'un et l'autre cas, il aurait fallu avoir le bon sens et le courage d'en accepter les conséquences logiques, de rompre avec le fatal engagement de Rome capitale, tâcher de désarmer l'hostilité latente des catholiques par toutes sortes d'égards envers l'Eglise et se mettre à l'oeuvre d'une véritable réorganisation intérieure, à laquelle les préoccupations politiques avaient apporté jusque là toutes sortes d'entraves.

Je ne sais pas si l'on aurait réussi même par là à donner à l'état une assise raisonnable, à rendre viable cette étrange improvisation du royaume d'Italie. Mais certainement, au point où les choses en étaient dans les deux cas, c'était encore tout ce qu'on pouvait faire de plus logique. Et bien ! vous ne connaissez que trop, Monsieur le Comte, ce qui s'est passé dans les deux occasions. On a persévéré dans l'équivoque et l'on a fait que dégoûter davantage le grand parti des conservateurs de toutes nuances, et susciter la défiance des révolutionnaires déclarés.

Ajouter à cela une considération de la plus grande importance. Depuis 1860 le gouvernement italien a bien senti qu'il ne pouvait plus compter sur les conservateurs, et que d'autre part il n'était pas, il ne pouvait pas être assez entreprenant pour satisfaire aux exigences des véritables révolutionnaires, de l’œuvre et de l'appui desquels on s'était pourtant servi jusque là. Il s'est trouvé alors dans la nécessité de se créer lui-même un parti artificiel, sur lequel s'appuyer au milieu de cette double difficulté.

C'est ce qu'il a fait par le moyen de ce que l'on a appelé la consorteria ; c'est à dire le parti des satisfaits, que l'on a rendu tels par toute sorte de faveurs directes et indirectes qu'on lui a prodiguées et qui ont été la cause principale de l'effroyable dilapidation de la fortune publique et du chaos administratif, contre quoi la nation toute entière a fini par se récrier.

On a eu beau paralyser au possible par toute sorte de moyens la presse indigène, foudroyer la presse étrangère pour la faire mentir constamment et donner le change au monde. A la première occasion, celle des nouvelles élections, malgré l'abstention presque totale des catholiques, la haine contre la consorteria a éclaté, et il en est sorti la chambre, que vous connaissez désormais, et les événements de ces derniers jours, lesquels ont, il est vrai, été accélérés par la suprême incapacité de nos gouvernements mais qui n'auraient pas manqué d'éclater à la discussion du budget. Et ce que donne encore la méprise de nos hommes d'état c'est qu'ils se sont cru sûrs de la position jusqu'au dernier moment.

Après ce rapide aperçu rétrospectif, reste à voir de ce qu'il ressort des conditions actuelles.

Le gouvernement flotte entre trois partis :

1° Un ministère de conciliation choisi dans les différents partis de la chambre
2° Un ministère de centre gauche, d'où, en apparence, est parti le coup qui l'a renversé
3° Un coup d'état, c'est à dire dissolution de la chambre, prorogation indéfinie du parlement, et gouvernement personnel.

Des deux premières hypothèses il ne vaut pas la peine de s'entretenir. Ce sont des impossibilités devant les trois partis qui se balancent numériquement à la chambre mais où la gauche gouverne déjà moralement.

Reste le coup d'état ; mais là dessus il faut bien s'entendre, bien préciser le but auquel on se proposerait de parvenir. Si c'était pour régenter à froid la nation et l'entretenir dans un ordre de faits et d'idées qui ne lui ouvrait pas une grande issue, dans l'état actuel des esprits cela n'aboutirait qu'à la guerre civile, et le peu d'armée que nous avons (malgré qu'elle nous coûte tant) ferait défaut. Elle resterait fidèle au drapeau devant l'ennemi, elle faiblirait devant l'émeute. Il ne faut pas se faire d'illusion là dessus.

Que reste-t-il donc à la sauvegarde de nos plus chers intérêts, de l'honneur national, et peut-être de la dynastie de Savoie ?

Rien autre chose que la guerre à l'Autriche, même si elle devait avoir militairement une issue défavorable.

Si vous étiez sur place, Monsieur le Comte, pour bien peser tous les éléments de la question, que je n'ai pas même le temps d'ébaucher, vous en seriez bien vite convaincu.

Dans ce cas, le cas de la guerre, il faut, il est vrai, la dictature ; mais toute la question est dans les moyens de l'obtenir, pour ne pas tomber immédiatement dans le désordre qui empêcherait de la saisir et qui pourrait aboutir aux conséquences les plus terribles non seulement pour nous mais pour d'autres aussi.

Voici, partant, la marche à suivre à mon avis. Formation la plus rapide que possible d'un ministère de gauche, ce qui donnerait confiance au parti avec lequel il faut maintenant compter.

Entamer bientôt après une question à l'endroit de la Vénétie, et sur les mésintelligences qui en seraient la suite inévitable, déclarer la nécessité de la guerre, demander la dictature que l'on voterait alors d'enthousiasme, et se jeter tête baissée dans cette grande aventure qui est bien telle, mais qui est encore à tout prendre le mal de ce qui nous est inévitablement réservé dans un avenir plus ou moins prochain.

Tout autre tempérament nous jette dans des voies sans issue, fatales à d'autres encore, ainsi que je viens de l'affirmer. J'ai dit dans le temps à Paris, que la marche qu'on nous laissait suivre aboutirait nécessairement un jour ou l'autre à une catastrophe, et j'ajoutais que la France pourrait bien en ressentir le contrecoup. Je le répète aujourd'hui, et aujourd'hui comme alors j'en appelle au souvenir de 1848. L'échauffement de l'Italie n'entra pas pour peu de chose dans la catastrophe de février. Aujourd'hui la France est régie, il est vrai, par une plus forte main, mais aussi le tocsin qui partirait de chez nous pourrait être bien autrement retentissant que les chants patriotiques de 48.

Je crois accomplir une bonne oeuvre en jetant à la hâte sur le papier ces quelques réflexions, que je soumets, Monsieur le Comte, à votre haute intelligence.

J'ai l'honneur d'être de votre Excellence le très humble et dévoué serviteur.