Le 1er janvier 1867

 

Mon Cher Président,

Je suis vraiment très combattu : j'éprouve une répugnance presque invincible à quitter ma vie paisible d'études et de méditations pour me lancer dans la vie militante de l'action ; d'autre part je sens que comme citoyen je n'ai pas le droit de refuser mon concours à une oeuvre de salut pour mon pays. Si je m'adressais à un coeur moins noble et moins loyal que le votre le premier sentiment l'emporterait, et à votre ouverture je répondrais non. Avec vous, mon langage sera différent et je vous dirai : si vous le pouvez, épargnez-moi cette épreuve, faites sans moi, avec vos amis ; mais si vous m'affirmez en conscience que mon refus rendrait tout impossible je me déciderai.

Je ne stipule rien pour moi personnellement ; aucun poste ne me paraîtra trop humble.

Dans le détail des choses je suis tout disposé à me montrer accommodant et à faciliter les transitions. Mais il est trois points sur lesquels je ne puis rien concéder :

1° L'abandon du projet de loi de réforme militaire. Ce projet soulève un tollé général ; les ennemis de l'Empire s'en réjouissent ; ses amis sont consternés. Au lendemain d'une enquête agricole dans laquelle le pays a réclamé unanimement la réduction du contingent une augmentation de l'état militaire de la France constitue une faute capitale. C'est fournir soi-même à ses adversaires le levier qu'ils cherchent en vain depuis tant d'années pour soulever la masse populaire. La réorganisation de l'armée ne cessera d'être nuisible au gouvernement que si elle s'opère avec les ressources du budget et du contingent actuel. Faire plus ne serait opportun que si l'on se propose de préparer une guerre à courte échéance avec la Prusse. Or je ne saurais défendre une telle politique.

J'ai blâmé, regretté les événements de l'année dernière et la circulaire maladroite et démoralisante qui les a amnistiés. Mais je considère maintenant l'unité allemande comme un fait irrévocable, fatal que la France peut accepter sans péril ni diminution, et tant que je ne voudrai pas perdre le gouvernement de mon pays par des conseils fallacieux, je ne lui conseillerai pas de méditer avec l'Autriche épuisée, en dissolution, une nouvelle guerre de sept ans, dans laquelle nous trouverions la Russie à côté de la Prusse, sans être certain d'entrainer l'Italie avec nous. Tout ce qu'on tentera contre la Prusse facilitera son oeuvre au lieu de l'entraver. Un Tilsitt même n'y nuirait pas.

La paix sans aucune arrière pensée telle est la seule politique extérieure à laquelle je puisse m'adapter.

2°L'abrogation de l'article 44 de la constitution et la possibilité reconnue pour un député d'être ministre. Il ne serait pas nécessaire d'y joindre la nécessité d'une réduction ; ce qui avec le suffrage universel et la responsabilité du chef de l'état offrirait des résultats. Voici mes motifs à l'appui de cette proposition.

Dans la situation actuelle un député indépendant qui deviendrait ministre se suiciderait ; il serait selon l'expression des juris consultes romains capite minutus. Un dissentiment survenant entre l'Empereur et lui que deviendrait-il s'il ne voulait s'endormir au Sénat ou dans quelque riche bénéfice ? L'arrangement actuel est non moins gênant pour l'Empereur .... Il est obligé de garder plus lontemps qu'il ne le voudrait des ministres qui lui déplaisent ou que l'opinion condamne, par bonté, parce qu'il ne peut leur offrir aucune compensation suffisante.

Que le ministre reste député tout change. Après une retraite il se retrouve debout dans la plénitude de son action, et l'Empereur de son côté peut le congédier avec d'autant moins d'hésitation qu'il n'a aucun équivalent à lui donner. C'est une erreur de garder trop lontemps les mêmes ministres. L'art du gouvernement consiste à passer de temps en temps des uns aux autres. Il y a dans les hommes un amour du changement qui non satisfait s'exaspère. Un souverain inamovible ne peut échapper au péril créé par ce sentiment inné dans le coeur humain qu'en changeant ses collaborateurs de temps en temps. Pour les ministres eux-mêmes ces périodes de repos sont nécessaires. Ils ont ainsi le loisir de renouveler leur provision intellectuelle épuisée ; ils retrouvent dans la vie commune le sentiment des réalités qu'on perd dans la vie factice et renfermée des ministères. En 46 on était excédé de Monsieur Guizot. Si le Roi l'eût congédié sauf à le reprendre plus tard, s'il y avait joint une mince réforme, il n'y aurait pas eu de révolution de février.

Le chef d'un état doit donc avoir autour de lui un personnel dans lequel il puisse recruter ses ministres suivant les nécessités variables de la politique.

Enfin l'expérience démontre que les meilleurs conducteurs des assemblées se sont les hommes qui en font partie et qui ont appris dans les familiarités quotidiennes de la vie avec des collègues, à manier les ressorts qui les font agir et qui les déterminent.

3° La cessation du pouvoir arbitraire qui pèse sur la presse et la constitution d'un régime légal quelconque. Sur ce point il est inutile que j'insiste. L'Empereur lui-même sent la nécessité d'une réforme, selon ce que vous m'avez dit. Et quant à moi je suis absolument lié par mes discours depuis dix ans.

Je suis bien éloigné de croire que j'ai le droit de faire des conditions je ne me surfais ainsi et il faut toute votre bienveillance pour me croire indispensable à quelque chose ; mais j'ai cette infirmité de nature que je suis aussi peu avocat que possible et je n'ai aucun talent pour défendre les causes auquelles je ne crois pas. Voilà pourquoi, malgré mon désir de vous seconder, je suis obligé de préciser la mesure dans laquelle je puis le faire.

J'ai supposé qu'il vous serait agréable de connaître de suite le résultat de mes réflexions. Je vous le commmunique sans déguisement ce qui ne m'empêchera pas de venir causer avec vous à cinq heure et demi.

Pressez l'Empereur de faire une évolution résolue. On le croit affaibli, malade: qu'il rassure l'opinion par un coup de rigueur. A l'extérieur il n'y a rien à tenter à l'intérieur le champ est immense. Veuillez dans tous les cas compter désormais sur mes sentiments bien sincères d'amitié et de dévouement.