Florence, le 27 octobre 1867

Albéri à Walewski,

Monsieur le Comte,

Un ami me prévient à l'instant même qu'il va partir pour Paris de sorte que je n'ai que quelques minutes pour vous signaler ce que j'aurais bien voulu vous expliquer d'une manière plus diffuse.

Nous sommes enfin arrivés au point logique où devait aboutir la politique d'enfant (je veux être discret) qui s'est faite chez nous depuis Solférino et sur laquelle je n'ai pas manqué d'appeler votre attention même la dernière fois que j'ai eu l'honneur de vous voir à Florence. Nous en sommes à la crise du royaume d'Italie, crise inévitable et sur laquelle il n'est plus permis de s'y faire illusion.

Je ne vous répéterais pas qu'il y a impossibilité de remédier au désastre de nos finances, au désordre de notre administration, au marasme qui envahit de plus en plus nos populations ; je vous dirais seulement qu'il y a impossibilité absolue d'aborder une politique viable et de se soustraire aux plus terribles excès. Entendons-nous bien, la masse, la grande masse des italiens n'est pour rien dans ce qui se passe. Elle assiste morne et blasée au déroulement de ce mauvais drame et ne trouverait un peu d'élan que pour applaudir à celui qui lui donnerait un instant de repos et la ferait rentrer dans un ordre de choses viables.

Les destinées da la nation se débattent entre la coterie gouvernementale, cette coterie d'imbéciles qui a tout fait jusqu'à aujourd'hui, et ce qui s'appelle le parti d'action. Tout en se débattant entre elles, ces deux factions sont poussées par une nécessité inéluctable, la conquête de Rome ; le gouvernement par des engagements auxquels il n'est plus en état de se soustraire ; les enragés, par ce qu'ils veulent parvenir à leur tour, parce que ils sont des républicains et ne veulent pas de la monarchie, parce que ce sont des mécréants qui ne veulent pas d'église quelqu'elle soit. C'est un duel à mort entre eux qui finira par le renversement de la dynastie si un événement majeur ne vient la sauver. Si je dois vous dire toute mon opinion c'est là ce que Monsieur Ratazzi lui-même le plus rusé peut-être de tous les hommes qui se sont succédés au pouvoir chez nous n'a que trop bien compris depuis deux mois, et je suis convaincu que, comme piémontais et comme ami du roi, il n'a poussé de tous ses moyens à cette folle entreprise que pour accélérer la crise, pour amener l'intervention française, et mettre la couronne à couvert de ce cas de force majeure dans les graves changements qui auraient dû en être la suite, et qui sont indispensables à l'assise politique de l'Italie. Ce sont des choses qui se font, mais qui ne se disent pas, et que l'on tente même de dissimuler par toutes les ruses possibles. Il aurait voulu par là sauvegarder la dynastie et lui assurer une position, moins brillante peut-être, mais moins éphémère. Le roi n'a pas eu le courage de le suivre jusqu'au bout ; et les voilà plongés dans une condition mille fois plus dangereuse et plus inextricable que jamais. Qu'on ne fasse pas illusion. Nos mots sont plus profonds qu'on ne l'imagine de loin ; il n'y a plus moyen de gouverner, quelque  soient les hommes sur lesquels on tente de s'appuyer. Sans une base fixe, il n'y a de gouvernement qui tienne ; et dans l'état actuel des choses cette base est introuvable. Le plus qu'on puisse espérer c'est quelque courte intermittence, après laquelle le mal ne fera qu'éclater avec plus de violence. J'ai dit ici en 1860, et je n'ai cessé de le répéter depuis lors la folle allure qu'on nous a laissé prendre depuis le commencement devait nous mener à l'absence et y entrainer d'autres peut-être. C'est grandement temps d'aviser, et d'aviser sérieusement. En vous adressant Monsieur le Comte, ce rapide aperçu, je crois accomplir un devoir envers cette malheureuse patrie que j'ai tant aimée, et qui me coûte toute sorte de sacrifices depuis mes plus tendres années, jusqu'au trépas de mon pauvre fils à Custoza.

Agréer je vous prie Monsieur le Comte, le témoignage de mon plus respectueux dévouement.