Paris, 17 août

 

Mon cher Comte,
Je ne vous ai pas écrit, et, vraiment, je n'aurais guère à vous écrire aujourd'hui encore, si ma lettre devait être déterminée par quelque chose de nouveau. L'Empereur, averti par l'expérience du passé se tient dans une extrême réserve, soit qu'il ait ses idées faites après les communications qu'il a échangées il y a quelque temps, soit qu'il remette à plus tard à aviser aux choses et aux hommes. Rouher de son côté n'a voulu rien préciser. Il a eu, dit-on, des conversations générales avec l'Empereur. Chacun a pu ainsi faire pressentir ses idées mais je doute fort qu'on ait été à une conclusion. En somme, voici mes impressions. Rouher désire rester ; il acceptera toutes les combinaisons d'hommes et de choses que l'Empereur jugera utile. Pourvu qu'il conserve le titre et les fonctions de ministre d'état. Ainsi sa Majesté voudrait-elle envoyer les ministres à la chambre ? Voudrait-elle modifier l'état major du conseil d'état et même donner à certains de ses membres certaines attributions parlementaires ? Je crois que Rouher acceptera tout cela, encore une fois pourvu qu'il reste ministre d'état, c'est à dire le premier des ministres à portefeuille conservant par cela-même une position morale supérieure devant les chambres. Avec son grand talent ses immenses facultés de travail, il perçoit clairement qu'il émergera toujours au premier rang de la parole et de l'activité, et qu'il jouera le rôle de protecteur  des ministres parlant, et d'entraîneur de la chambre, en face des orateurs de la  gauche et de la droite. Ceci ne l'empêche pas de dire qu'il veut s'en aller mais je n'en crois pas un mot.

On va même jusqu'à prétendre ici que tout pourrait bien rester dans le statut quo, Rouher faisant un peu pénitence de ses prétentions d'il y a trois mois et se contentant d'être l'avocat brillant du gouvernement dans la mesure des dossiers et des idées qu'on lui communiquerait. Je rejette cette supposition car elle admet le parlementarisme se développant sans réserve dans la chambre ; l'Empereur se tenant pour satisfait du passé et la possibilité de recommencer les luttes personnelles de cette année. Il est bien clair en effet que si nous restons ce que nous sommes et comme nous sommes, on rejouera tout simplement la pièce de cette année et les mêmes inconvénients se représenteront. Or quel que soit le talent incontestable de Rouher sa domination universelle est trop lourde et trop dure. Et d'autre part, quelle que soit la leçon qu'il  vient de recevoir son orgueil reviendra avec de nouveaux succès à des luttes et des exigences nouvelles .

Fould est parti se faisant aimable transigeant, tenant à Rouher mais prêt à l'abandonner dans le péril. Baroche est le ciment latent entre deux - Monsieur de Morny me  dit-on, crie volontiers contre le despotisme ou l'ascendant de son ami et compatriote. Tout cela est du gâchis mais en somme rien n'est fait et nul ne sait ce qui se fera. Je ne sais comment Rouher a su que vous aviez écrit un mémoire à l'Empereur. Mais il le sait.

Après la rude et laborieuse fin de nos travaux au conseil, je n'aspire qu'après le repos d'un  congé. Outre que tout ce qui se passe ici me récrée peu. Je compte donc aller présider mon conseil général à Rouen du 22 au 28, et après le 28 aller m'... à Omonville le plus longtemps possible, et jusqu'au cataclysme qui peut m'engloutir s'il lui plait pourvu qu'il me rejette comme une épave sur un rivage tranquille.

Nous sommes au milieu des fêtes d'Espagne. Adieu mon cher Comte dites au brave et excellent maréchal mille amitiés de ma part. Veuillez me rappeler au bon souvenir de la maréchale et de Madame la Comtesse Walewska et agréer la nouvelle et très sincère assurance de mes sentiments dévoués.