St Cloud, le 14 Septembre 1855

Mon cher Comte Walewski,

Le succès que nous venons de remporter est immense; grâce au courage de nos soldats et à la protection divine, nous sommes sortis d'une position très critique ; car, il faut bien le reconnaître, nous avons couru plusieurs fois le danger, depuis un an, de perdre, en Crimée, les deux plus belles armées de l'Europe, et cela faute d'entente préalable et de plan mûrement étudié et exécuté avec ensemble. Que cette expérience nous profite dans l'avenir ! J'insiste sur ce point parce que déjà, je m'en aperçois, on se prépare à opérer dans des sens différents, sans se concerter auparavant. D'un côté, le ministre de la guerre anglais écrit en Orient pour qu'on envoie les troupes turques en Asie, sans savoir si les forces russes, avec les renforts placés à Pérékop, ne sont pas encore plus nombreuses que les nôtres ; d'un autre côté, on semble croire à Paris que tout est fini parce que Sébastopol et tombé. Enfin les généraux qui sont en Crimée écrivent qu'ils se préparent, en attendant, naturellement, des ordres de leurs gouvernements, à détruire des docks magnifiques, de superbes casernes, les forts Nicolas et de la Quarantaine qui existent encore. Or toutes ces mesures peuvent être bonnes ou mauvaises suivant les buts qu'on se propose. Il faut donc, pour cela, que les gouvernements anglais et français s'entendent bien aujourd'hui sur le but à obtenir, et sur les moyens de l'atteindre. Je vais d'abord vous dire quelles sont mes idées afin que vous appeliez sur elles l'attention et la discussion du gouvernement anglais.

 

1° Savoir exactement l'état des forces alliées qui pourraient entrer en campagne en Crimée; comparer ces forces à celles qu'on suppose aux Russes.

2° En supposant ces forces suffisantes, profiter du mois d'octobre pour faire, avec toute l'armée un changement de front l'aile droite en avant afin de forcer les Russes, sans coup férir, d'abandonner leurs fortes positions de Mackensie et les forts du Nord, puisqu'en occupant Simphéropol ou Batchi Seraï ou Eupatorie on menace les derrières de l'ennemi et sa base d'opération. Prescrire aux généraux, en cas de chances favorables, de ne jamais poursuivre les Russes au delà de la ligne qui s'étend d'Eupatoria à Simphéropol, car, une fois les Russes repoussés dans les steppes qui s'étendent au delà de cette ligne jusqu'à Perekop, ils ne peuvent plus s'y maintenir pendant l'hiver et ils sont obligés d'évacuer toute la Crimée ; tandis qu'au contraire si nous nous laissions entraîner à leur poursuite, nous pourrions nous trouver dans les positions les plus critiques et les plus défavorables.

3° Si ce plan était adopté et réalisé, l'armée maîtresse de la Crimée s'occuperait, à Sébastopol, à combler nos tranchées, à rétablir les fortifications de terre, à conserver les casernes et les docks pour nos bâtiments et à débarrasser la passe du port.

4° Ceci fait, les armées alliées abandonneraient la Crimée, ne conservant que Sébastopol. Dans cette place on mettrait une garnison de 20000 Turcs, 10000 Français, 10000 Anglais ; on laisserait dans la rade une flotte imposante, de larges approvisionnements ; et, comme il serait impossible aux Russes d'amener par terre le matériel de siège suffisant pour recommencer les travaux que nous avons eu tant de peine à exécuter, on peut dire que sans grandes dépenses, sans presque rien risquer, on tiendrait la Russie en échec et on aurait un gage important qu'on conserverait jusqu'à ce que la Russie eût consenti à la paix.

Certes, il peut être tentant, une fois l'armée russe retirée des hauteurs de Mackensie et des forts du Nord, de détruire tous les établissements, de combler le port et de se retirer ; mais alors, que nous resterait-il d'une lutte si opiniâtre? Rien, sinon la gloire d'avoir détruit une place et une flotte si importantes. Mais nous n'aurions plus pour la paix, dans nos mains, aucun moyen d'échange ; par conséquent les conditions n'en pourraient plus être aussi avantageuses pour les puissances alliées. Conservant Sébastopol au contraire, c'est un boulevard que nous possédons à l'extrémité de l'Empire Russe, où s'il veut le reconquérir, il épuisera ses forces, ses armées et ses richesses. De Sébastopol nous menaçons toutes les côtes de la mer noire et nous pouvons porter, si nous le voulons, des coups décisifs soit en Asie, soit en Bessarabie avec la plus grande facilité.

En résumé, il faut aujourd'hui, selon moi,

1° menacer les derrières de l'armée russe afin de la forcer d'abandonner sans combat les formidables positions qu'elle occupe encore ;

2° au lieu d'achever la destruction de Sébastopol, rétablir ce qui a été détruit par notre feu.

Napoléon