Samedi soir 8 Mars [1856]

Mon cher Walewski,

Plus je pense à la séance de ce jour et plus je regrette que vous n'ayez pas fait prévaloir le tracé dont vous étiez convenu hier avec Lord Clarendon ; car autant je crois qu'il faut tenir ferme sur toutes les questions importantes autant je crois indigne de nous de chicaner (c'est le mot,) sur un tracé qui fait un coude au lieu d'aller en ligne droite, qui nous est parfaitement indifférent et qui cependant serait pour l'Empereur de Russie une mortification de moins, puisqu'on ne lui couperait pas de gaieté de cœur une de ses colonies. Le tracé en ligne droite tel que le comte de Buol l'a indiqué ne donne aucun avantage ni politique ni militaire et puisqu'on fait la paix il eut été gentelman like de ne pas tenir à un morceau de terre précieux pour nos ennemis et sans valeur pour nous.

D'ailleurs je ne puis m'empêcher de reconnaître que les plénipotentiaires russes ont tenu complètement leur parole, qu'ils ont été très coulants et très conciliants, pour toutes les questions importantes que nous leur avons demandées et il m'en coûte beaucoup je l'avoue de ne pas reconnaître par un peu de générosité cette manière d'agir surtout, quand cette générosité ne nuit en rien aux intérêts français et anglais. Parlez en je vous prie à Lord Clarendon, avant que je le voie demain soir, car que va-t-il arriver ou l'Empereur acceptera qu'on coupe sa colonie ou il refusera. S'il l'accepte nous aurons montré un mauvais vouloir, dont on nous tiendra compte après la paix. Nous aurons eu l'air de vouloir l'humilier sans motif ; s'il refuse au contraire que ferons nous? Irons-nous faire la guerre pour donner aux principautés (qu'on veut d'ailleurs laisser dans leur état dégradant et anarchique) quelques lieues de terrain de plus ? En vérité cela n'en vaut pas la peine.

Nous obtiendrons peut-être la possession complète des poissons du lac n'est-ce pas suffisant.

Adieu je vais me coucher en pensant aux frontières surnaturelles des principautés.

Tout à vous.