Biarritz, le 27 septembre 1856

 

Mon cher Walewski,

J'ai reçu avec votre lettre la dépêche de Persigny de Londres du 23 et le confidentiel memorandum de Lord Cowley. Il me serait difficile d'exprimer le sentiment pénible que la lecture de ces documents m'a fait éprouver.

J'avais toujours cru que lorsqu'on mettait dans les affaires comme dans les relations la plus grande franchise et une bonne foi sans réserve, on ne pouvait pas être en butte aux calomnies et aux soupçons dont Persigny rend compte dans sa dépêche. C.., parce que dans une question où je crois ma bonne foi engagée je ne suis pas pour l'interprétation .... des articles du traité de Paris d'accord avec l'Angleterre, notre alliance semble se refroidir, la presse devient hostile et on nous adresse de Londres ces interrogations : "Où le gouvernement français veut-il en venir? prétend-il recommencer la politique de Louis-Philippe qui ne se croyant pas assez fort avec la France et l'Angleterre réunies, ne cherchait qu'à captiver les bonnes grâces de la Russie, et ne pensait qu'à se faire pardonner des vieilles dynasties du continent. "

Voyons froidement ce qui a donné lieu à ces invectives. Lors des conférences de Paris j'établis la question vis à vis Lord Clarendon de la manière suivante: La France et l'Angleterre ont un grand intérêt à la destruction de la puissance maritime russe dans la mer noire et à éloigner les Russes de l'embouchure du Danube. Mais quant à la délimitation de la frontière russe en Bessarabie, comme cette délimitation a été faite arbitrairement par l'Autriche et qu'elle n'est pas une ligne de défense pour les principautés, puisqu'elle ne s'appuie à aucun obstacle naturel, je pensais qu'il y aurait avantage pour les parties belligérantes qui voulaient la paix à ne pas se montrer trop rigoureuses sur un point qui ne leur offrait pas un grand intérêt. Lord Clarendon sembla partager mon avis et lorsque le Comte Orloff vint me dire qu'une des choses les plus agréables à l'empereur de Russie serait de ne pas couper en deux la colonie bulgare dont le chef-lieu est à Bolgrad, je crus, et Lord Clarendon fut de mon avis, qu'il était de bonne et gracieuse politique de faire cette concession à la Russie, puisqu'elle ne lésait en rien nos intérêts.

Plus tard on m'envoya à Plombières une note de Mr de Brunow qui portait en substance que Bolgrad chef-lieu de la colonie bulgare, n'avait pas été bien indiqué sur la carte, que cette ville se trouvait plus au sud, que les raisons bienveillantes qui nous avaient engagés à ne point couper cette colonie en deux existaient toujours et qu'il espérait donc que nous conserverions notre manière de voir. Je n'ai pas hésité à répondre affirmativement parce que j'y ai trouvé une question de bonne foi, et que rien ne peut me faire changer quand je crois mon honneur engagé.

La question se résume donc pour moi en ces termes. Si le nouveau Bolgrad est véritablement le chef-lieu de la colonie bulgare, je me crois lié vis à vis de la Russie à laisser cette ville dans son territoire. Si au contraire le nouveau Bolgrad n'est point le chef-lieu de la colonie, je recouvre toute ma liberté et alors je réclame naturellement le premier tracé.

Quant à l'Ile des Serpents, je suis tout à fait d'avis quelle doit appartenir à la Turquie, mais comme cette question n'a pas été prévue dans le traité de Paris, c'est d'un commun accord et non par la force qu'elle doit être résolue.

Ainsi donc, je suis resté depuis la paix fidèle à mes engagements envers tout le monde et je n'ai changé ni de manière d'être ni de sentiments.

J'arrive maintenant à une question plus délicate, je veux parler de l'affaire de Naples. J'aurais bien désiré qu'elle s'arrangeât à l'amiable parce que je redoute les complications inutiles et les déploiements de force pour n'obtenir qu'un mince résultat. Je n'aime pas beaucoup en politique la montagne qui accouche d'une souris et cependant dans l'état actuel des choses je redoute précisément que nos démonstrations n'amènent un résultat beaucoup au-delà du but que nous nous proposons. Je ne désire point que le Roi de Naples soit renversé et je désire encore moins que le Prince Murat le remplace. Je suis donc bien décidé à ne favoriser en aucune manière les prétentions de ce dernier car on ne manquerait pas de dire le cas échéant que je n'ai suscité ce conflit que pour mettre mon cousin sur le trône de Naples. Mais si dans ma loyauté je fais cette déclaration à l'Angleterre, je n'irai jamais jusqu'à m'engager d'avance à ne point reconnaître le Prince Murat comme le propose l'Angleterre, ce serait à mes yeux humiliant et impolitique. Humiliant, car je ne puis d'avance mettre mon veto contre un candidat parce qu'il est mon cousin. Impolitique, car je ne vois pas sur quel droit se fonderaient les gouvernements anglais et français pour empêcher le peuple napolitain le cas échéant de se choisir le souverain qui lui plairait.

En résumé : je ne ferai rien pour favoriser les chances du Prince Murat, je ferai même tout ce qui dépendra de moi pour les paralyser, mais d'un autre si la libre volonté du peuple napolitain l'appelait au trône, je le reconnaîtrais sans hésitation car je ne peux aller contre mon principe.

Voilà, mon cher Walewski, ce que je vous prie de bien expliquer au gouvernement anglais qui j'espère comprendra que je ne suis guidé dans mes actions que par le sentiment du droit et de la justice.

Recevez, mon cher Walewski, l'assurance de ma sincère amitié.

Napoléon