Travagliato, le 17 juin 1859

Mon cher Walewski,

Je reçois votre lettre du 14 juin et je ne puis m'empêcher de vous dire que lorsqu'on est aux affaires il faut juger les choses sainement sans passion et ne pas se laisser aller soit à des préjugés soit à des entraînements. Je vous ai renvoyé hier avec une note une lettre de La Tour d'Auvergne qui en ce qui regarde la conduite de Monsieur de Cavour vis à vis de moi est fausse en tous points. Maintenant dire comme vous le faites dans votre lettre que toutes les difficultés et les complications doivent être attribuée au Piémont est encore une erreur. La vérité est que c'est grâce au Piémont que la révolution n'a pas éclaté plus tôt dans la Romagne ce qui eût été pour moi un grave embarras. Certes je ne me fais pas illusion sur l'ambition qui anime le Piémont ni sur les défauts des hommes qui sont à la tête des affaires ; mais il faut bien aussi tenir compte de l'opinion publique des populations qu'on a délivrées. Quand on voit comme à Milan 100.000 personnes venir crier unanimement " nous voulons l'union avec le Piémont ", on peut comme le Roi l'a fait ne pas trancher la question complètement, mais on ne peut pas non plus mépriser leur sentiment. Quant aux légations j'ai fait dire au Comte de Cavour qu'il fallait accepter le concours militaire mais refuser la dictature. Mais tout cela j'en conviens est très difficile. Ménager la chèvre et le chou a toujours été une opération très délicate. Pour la Toscane j'ai fait dire que je n'étais pas d'avis le moins du monde qu'elle se fondit avec le Piémont et d'ailleurs mon système est de répondre à tous : armez-vous, faites cause commune avec nous à la paix on verra. Voici aussi Perruggia qui s'insurge et qui me demande de la secourir contre 3.000 Suisses que le Pape leur envoie ! Vraiment je ne puis faire autre chose que de ne point répondre.

La conduite des Autrichiens mérite d'être sévèrement représentée aux yeux du Pape. Craignant pour leur ligne de l'Adige ils ont voulu y concentrer toutes leurs forces et ont pour cela fait bon marché de la tranquillité des états de l'Eglise. Si je raisonnais ainsi, il me serait en effet beaucoup plus profitable d'avoir ici les troupes que je laisse à Rome. Le Saint Père doit prendre en considération cette conduite si différente.

... mon cher Walewski, faites votre profit de tout ce que je vous dis et tâchez d'en tirer quelque chose de bon, ce n'est pas facile.

En attendant croyez à ma sincère amitié.

 

Napoléon