Florence le 24 mars 1848

Monsieur le Ministre

Je m’empresse conformément au désir que vous avez bien voulu me manifester de vous rendre compte de l’état dans lequel j’ai trouvé  l’Italie.

La crise est commencée et l’évacuation complète du lombard vénitien par les autrichiens pourra seule y mettre fin.

Plus d’autrichiens en Italie voilà le mot d’ordre de tous les italiens. Si les princes italiens voulaient résister à ce sentiment  unanime rien ne pourrait empêcher leur chute mais s’ils s’y prêtent s’ils le secondent peut-être conserveront ils leurs trônes

Cependant le Roi de Naples est si détesté si méprisé on se défie tant de ses intentions qu’il ne paraît pas probable qu’il puisse se maintenir

Le Pape au contraire est aimé et il est à croire que  la constitution qu’il vient de donner satisfera pour le moment au moins les populations des états romains ; au surplus vous savez sans doute Mr le ministre que le St Père a déclaré nettement que si on lui faisait de nouvelles demandes il abandonnerait les affaires et se retirerait dans son évêché.  Cette menace a refroidi les esprits les plus violents.

En Toscane toutes les traditions sont républicaines mais le Grand-Duc s’est rendu vraiment populaire, il est bon et le peuple le chérit d’ailleurs il a fait jusqu’à présent absolument tout ce qu’on lui a demandé et à l’exception d’un très petit nombre d’exaltés qui tendent à un bouleversement complet, les toscans sont satisfaits des concessions de leur souverain ne désirent autre chose que la conservation de ce qu’ils ont obtenu.

Il y a 3 jours des nouvelles de tous genres ont mis dans un grand émoi la ville de Florence et toute la Toscane : on parlait d’une révolution à Vienne, d’un conflit sérieux à Milan, d’un soulèvement général dans toute la Lombardie, enfin de l’entrée de l’armée piémontaise à Pavie à Parme à Massa.

Le Grand-Duc n’a pas attendu que le peuple se prononçât et prenant les devants, il a annoncé par une proclamation que les troupes toscanes allaient se mettre  en marche le soir même pour la frontière et que les volontaires de la garde nationale mobilisée étaient engagés à se joindre aux troupes. En effet 4 compagnies d’infanterie toscane et deux escadrons de dragons se sont dirigés sur San Marcello et l’Abetone accompagnés de deux ou trois cents volontaires et une seconde colonne de troupes et de volontaires est partie de Livourne et Pise pour Pietra Santa  on évalue à 4000 hommes la force des 2 colonnes tant troupes réglées que volontaires.

Les exaltés ont profité de l’excitation produite dans les esprits par les nouvelles ci-dessus mentionnées pour essayer de renverser le gouvernement. Les nommés : Mordini, Manteri, Rocca Gracia, Piero Jacqui, Marmocchi ont cherché à haranguer le peuple  sur la place du dôme pour l’exciter à la révolte mais leur voix a été couverte par des cris unanimes de Vive le Grand-Duc Vive le Ministère à bas les perturbateurs et les meneurs dont je viens de vous donner les noms ne doivent d’avoir échappé à la colère du peuple qu’à l’humanité de quelques personnes qui les ont fait entrer dans une maison voisine.

Le soir l’enthousiasme pour le Grand-Duc était au comble il a traversé la ville pour se rendre à la forteresse d’où les troupes partaient : pendant ce trajet la calèche du Grand-Duc était entourée de plusieurs milliers de personnes qui ne cessaient de lui donner les marques les plus bruyantes et les plus vives de leur sympathie ; il ne saurait être douteux cependant que si le Grand-Duc montrait la moindre hésitation à marcher dans la voie dans laquelle il est entré il perdrait spontanément  toute sa popularité. Je ne vous parle pas du Piémont car vous avez sans doute relativement à ce qui s’y passe des renseignements plus récents que ceux que je pourrais vous transmettre mais en résumé il est impossible que le roi Charles Albert résiste au sentiment national qui demande à cors et à cris de marcher en Lombardie aussi si ce n’est pas déjà fait quand vous recevrez cette lettre vous pourrez tenir pour certain que les piémontais les romains et les toscans vont entrer en Lombardie et que la Lombardie entière se soulèvera. Aucune force humaine ne pourrait je crois maîtriser cette impulsion et si les gouvernements italiens étaient assez mal avisés pour vouloir s’opposer à ce mouvement ils seraient sans nul doute renversés

Permettez-moi  Monsieur le Ministre de vous réitérer ici la demande que je vous aie  faite verbalement de servir la République. J’ose espérer que ma vie passée me donne quelques droits à la confiance du gouvernement ; chargé successivement de missions importantes auprès d’Abd el Kader de Mehemet Ali et dernièrement dans la Plata je crois avoir donné des preuves non équivoques d’un dévouement sans borne aux intérêts et à la dignité du pays quelque fois même au détriment de mes intérêts personnels. S’il pouvait convenir  au gouvernement de me charger des Affaires de Florence la connaissance que j’ai des affaires d’Italie et mes relations de famille me donneraient l’espoir fondé de servir utilement la République

Je vous serais mille fois reconnaissant Mr le Ministre de me faire savoir par un mot si vous croyez devoir m’employer en Italie car dans ce cas j’y prolongerais mon séjour dans le cas contraire je reviendrais à Paris me mettre aux ordres du gouvernement de la République

Veuillez agréer Monsieur le Ministre l’assurance de ma profonde considération

P.S.
On m’annonce dans ce moment que les Romagnols sont entrés à Modène et à Parme qu’on se bat à Milan et que les troupes autrichiennes sont sorties de la ville enfin que le roi de Sardaigne s’est mis à la tête de 30000 hommes et qu’il marche sur la Lombardie.