Paris, le 1 Décembre 1862

 

Mon cher collègue et ami,

Je viens de lire dans le Moniteur, qu'un décret avait ordonné la distribution, entre les musées des départements, de quelques exemplaires doubles du musée Campana.  Permettez moi de vous rappeler que le musée de Périgueux est un des premiers qui se soit mis sur les rangs et que vous m'avez promis de ne pas l'oublier.

Puisque je vous écris pourrais-je appeler encore votre attention sur les observations que je vous soumettais hier au sujet des affaires de Grèce ? Ce sujet n'est guère de ma compétence, et l'état officiel de la question m'est parfaitement inconnu. C'est de la galerie publique que je la vois, c'est avec le sentiment général que je l'apprécie, et cette manière de juger a quelquefois son bon côté.

Si jamais il a été utile d'avoir un but réglé d'avance, si jamais il a été nécessaire de s'efforcer de diriger les événements vers ce but, si jamais il a été vrai de dire qu'il vaut mieux et qu'il est plus facile d'empêcher le mal que de le réparer lorsqu'il est accompli, c'est certainement dans cette question qui est venu surprendre si inopinément le monde politique, à l'exception peut-être de l'Angleterre, probablement complice de ce qui est arrivé.

En premier lieu quel doit être notre but concernant la candidature du Prince Alfred qui résume les difficultés du moment? Devons-nous la voir avec faveur? Nous est-elle indifférente ? Son succès serait-il au contraire le plus grave échec que put subir, aux yeux de l'opinion publique, la politique de l'Empereur, voilà le point qui domine tous les autres, qui doit servir de règle à notre conduite et sur lequel le Constitutionnel et le Pays, il faut bien le reconnaître, ont jeté quelque trouble dans les esprits.

Me suis-je trompé, en vous disant hier, que l'opinion publique s'insurgerait contre l'idée de laisser faire l'Angleterre, et qu'on ne comprendrait rien à notre conduite ? On accuserait le gouvernement de l'Empereur de sacrifier à l'alliance anglaise plus qu'aucun des gouvernements antérieurs, on se demanderait si c'est pour arriver à ce résultat que nous avons dépensé 1500 millions et sacrifié tant d'hommes en Crimée. On verrait dans la présence des Anglais à Athènes un troisième copartageant tout prêt à disputer, à un moment donné, les dépouilles du Sultan ; on ferait remarquer que sous l'Empire la Méditerranée a singulièrement perdu de son caractère de lac français; mais personne n'admettrait que le souverain qui a porté si haut l'honneur de la France eût volontairement donné les mains à un tel résultat. Tenez donc pour certain qu'aux yeux de tous ce serait un échec, un grave échec qui affaiblirait singulièrement notre influence au dehors et notre popularité au dedans.

Si ce fait était admis, notre conduite serait tracée d'avance. Il faudrait mettre tout en œuvre pour empêcher cette candidature de prendre de plus grandes proportions. Il faudrait une explication catégorique du gouvernement anglais sur sa conduite et sur ses intentions. Sans employer aucune formule comminatoire, on serait bien autorisé par ce qui se passe à se montrer un peu pressant à cet endroit.

Un premier sur lequel il faudrait écarter tous les doutes, c'est le sens à donner au traité de 1832. Toute équivoque sur ce point a de graves dangers, car ce doute favorise la partie qui aura le moins de scrupules ; à l'abri de ce doute, les Anglais poussent leur candidature, pendant que leurs adversaires semblent hésiter, et, l'élection faite, le tour sera joué. C'est tant que les choses sont encore entières qu'une explication nette serait opportune. Plus tard le mal sera fait et irréparable, tandis que s'il était reconnu que les trois grandes puissances ne sont pas liées par les traités et que chacune a le champ libre, les compétitions pourraient au moins se produire avec tous leurs moyens, peut-être se neutraliser et même si nous devions échouer, le principe antérieurement reconnu de la volonté nationale atténuerait un peu la défaite.

S'entendre immédiatement sur le sens à donner au traité de 1832, tel est, suivant moi, je le répète, le premier nœud de la question.

Il faut que la porte soit également ouverte ou fermée pour les trois puissances ; une pareille question ne doit pas être résolue par surprise et elle est suffisamment posée par les événements pour que la solution soit urgente. Il est même déjà tard. Si dans le premier moment, une explication catégorique avait eu lieu, il est probable que même en dehors du traité de 1832, et poussées par les mêmes motifs qui alors les déterminèrent, les trois puissances se seraient de nouveau entendues pour s'exclure mutuellement. Plus le temps marche plus la difficulté s'accroît, et plus nous perdons de terrain.

Si j'avais à m'expliquer sur le sens du traité de 1832, comme jurisconsulte, je dirais que le sens de ce traité est clair comme le jour et que sa force est la même qu'au premier moment.

Les trois puissances ont traité non pas avec le Roi, mais avec la Grèce devenue nation indépendante. Le Roi parti, la nation reste et les conditions de son indépendance vis à vis de l'Europe ne sont pas changées ; il ne dépend pas d'elle de les modifier par une révolution. Si j'avais le droit de m'expliquer sur ce traité comme homme politique, je dirais que s'il n'existait pas il faudrait l'inventer ou le refaire.

En résumé:

 1° L'élection du Prince Alfred serait un grand échec pour nous.

2° Loin de nous y montrer indifférent nous devons tout faire pour l'empêcher.

3° Le premier moyen c'est le traité de 1832.

4° Le second, ce sont des candidatures concurrentes, si le traité ce que je ne suppose pas, nous fait défaut.

En attendant ne pas encourager les manœuvres des Anglais par des articles comme ceux du Constitutionnel et du Pays qui peuvent faire supposer de notre part une indifférence qui ne saurait exister. Vous pouvez voir le parti qu'on en tire dans la presse anglaise.

Votre bien dévoué et bien reconnaissant si vous avez le courage de lire jusqu'au bout ce bavardage.

 P. Magne