Mont Dore, le 13 juillet 1863

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Mon cher collègue et ami,

Je n'avais pas perdu l'espoir de vous trouver au Mont Dore. Je l'aurais désiré pour vous qui vous seriez très bien trouvé des eaux, et pour moi qui aurait eu tant de plaisir à vous voir et à entendre le récit circonstancié des diverses phases de la crise ministérielle. Je suis à cet égard dans l'ignorance la plus complète, et ne pouvant me rendre compte des motifs qui ont amené un dénouement si inattendu, à l'exemple de mon philosophe, j'examine, je ne comprends pas et je m'arrête. Tantôt il me semble que la rue de Rivoli a du croire à son triomphe ; tantôt la position prépondérante de Billault et de Rouher me paraissent être la défaite de ses prétentions ; est-ce un pas vers la responsabilité ministérielle ? L'élévation des membres est-elle une concession aux idées parlementaires; leur réduction de trois à deux indique-t-elle au contraire la pensée de limiter les débats politiques et de faire une plus grande part à la discussion des affaires par le Conseil d'Etat ? A ces questions qui me sont adressées quelquefois je réponds que sais-je?

Rouher m'a écrit de Carlsbaden ; mais pensant que vous m'aviez tout dit, il ne m'a rien dit du tout. Est-ce qu'on est arrivé de plein saut à la combinaison qui a prévalu ?  D'autres arrangements n'ont-ils pas été examinés avec vous ? Pourquoi n'ont-ils pas pu aboutir? Par quel chemin est-on arrivé si loin du point de départ ? Et comment des idées qui semblaient arrêtées d'une manière si absolue ont-elles été si complètement abandonnées. Est-ce le résultat des élections? Est-ce l'affaire de Pologne?

Je me perds en conjectures. Tout ce que vous pourrez m'écrire à ce sujet me fera le plus grand plaisir et même me rendra service

Mais je ne puis croire à la dernière suggestion

Le rôle fâcheux que les finances ont joué dans les élections et qui est du au déplorable manifeste de novembre 1861; les résultats absolument négatifs de tant de promesses prétentieuses ; l'échec fait au prestige personnel de l'Empereur par l'adjonction d'un tuteur qui s'est présenté et qui a été accepté comme nécessaire ; les dix premières années de l'Empire ravalées contre toute justice et toute vérité, au détriment de l'histoire contemporaine et au profit d'une personnalité exagérée au delà de toute mesure; tous ces faits ne parlent-t-ils pas d’eux- mêmes, n'ont-ils pas du faire ouvrir les yeux ? Et diminuer l'influence venue de ce côté. Alors que s'est-il donc passé ?

Aurons-nous une petite session et savez-vous  à peu près dans quel mois ? J'aurais grand intérêt à le savoir pour la publication de mes notes.

J'y travaille à bâtons rompus, souvent avec découragement, lorsque je songe que par l'organisation de la presse je cours le risque de l'avoir toute entière contre moi, malgré la vérité des faits et l'intérêt de l'Empereur ; j'en ai fait la cruelle épreuve.

Savez-vous si Sa Majesté songe toujours à régler les attributions du Conseil privé ? La situation est bien équivoque et elle trouvera peu de grâce devant le nouveau corps législatif si rien n'est fait pour établir son utilité. Savez-vous si on a toujours l'intention de rendre ses séances régulières et séparées de celles du conseil des ministres ? Un conseil dégagé de l'influence  des bureaux, exempt des préjugés et des partis pris, examinant les affaires principales à leur origine, tant qu'elles sont encore dans l'initiative du souverain et avant qu'elles soient entrées dans le courant administratif aurait sa raison d'être

La question relative à la simplification des règlements en est un exemple. Qu'en dites-vous ?

Vous devez voir quelquefois sa Majesté j'espère que vous vous serez bien quittés et que rien n'est changé dans l'intimité de vos rapports.

Mille amitiés

P. Magne