Projet de lettre à l'Empereur par Magne

 

N’a pas été envoyée à l’Empereur

Paris, le 7 janvier 1864

 

Sire,

Je prends la liberté de communiquer à votre Majesté une lettre que je viens d'adresser à Monsieur Larrabure sur des erreurs graves que m'a paru renfermer son rapport relatif aux crédits de 1863.

L'Empereur ayant rejeté le projet de décret concernant le Conseil privé, je croirais être importun en insistant davantage, mais soyez sûr, Sire, que cette question se présentera tôt ou tard. Si on parvient momentanément à échapper à une discussion qui, dans l'état des choses, ne serait pas soutenable, elle viendra forcément lorsqu'un autre membre du Conseil privé, venant à cesser d'exercer d'autres fonctions, il deviendra nécessaire de demander une augmentation decrédit. N'aurait il pas été préférable de régulariser la situation dans un moment où cette mesure n'aurait pas paru prise pour le besoin de la cause ?

Quant au fond, ne peut-on pas dire que les objections sont tardives et peu fondées ?

Je dis tardives, car c'était au moment où Monsieur Fould, ministre d'Etat, présentait à la signature de Votre Majesté le décret qui a créé le Conseil privé et celui qui détermine son traitement, qu'il eût été opportun de signaler les inconvénients qu'aurait ce Conseil, lorsqu'il s'agirait de le faire sérieusement fonctionner. On aurait pu ne rien faire ; et ceci aurait mieux valu que de rendre aujourd'hui l'œuvre stérile.

Je demande respectueusement la liberté d’ajouter que les objections ne me paraissent pas fondées. Ceux qui s’efforcent d’éloigner les membres du Conseil Privé de la discussion des affaires ne sont certainement pas des partisans bien passionnés de la vérité. Ils pourraient cependant être fondés à écarter leur concours si le Conseil Privé avait été établi pour eux. Mais ce Conseil n’a pas été créé pour le service des Ministres ; il a été fait pour Votre Majesté. Son rôle est de lui donner des conseils dégagés des habitudes administratives et des partis pris. Or tout ce qui peut contribuer à éclairer les résolutions dont Votre Majesté est responsable est bon pour elle et pour le pays, et personne n’est fondé à s’en plaindre. Est-il admissible, Sire, que ceux qui ont été appelés par l’Empereur à l’honneur de cette mission importante soient beaucoup moins tenus au courant des affaires publiques que le plus simple auditeur du Conseil d’Etat ? Cela n’est-il pas contraire à la logique, à la raison, aux précédents de tous les régimes ? Cela est-il discutable ? Est-il discutable qu’un auditeur au Conseil d’Etat sache mieux ce qui se passe dans les régions administratives que les membres de votre Conseil Privé et qu’il soit autorisé à y prendre une plus grande part ? Eloigner les membres de ce Conseil des délibérations du Conseil d’Etat, parce que leur présence peut y être vue d’un mauvais œil par quelques personnages, n’est ce pas comme si après avoir créé les grands commandements militaires pour donner aux maréchaux des positions dignes d’eux et utiles au pays, on s’était arrêté tout court et on leur avait interdit d’aller dans leurs circonscriptions de peur d’y causer quelques contrariétés.

On craint, m'a-t-on dit, d'exciter des rivalités, et des compétitions.  Sire, permettez-moi de m'effacer pour rappeler à votre Majesté cette vérité qu'elle avait reconnue à Compiègne, à savoir que ce qui est le plus propre à envenimer les luttes personnelles et les impatiences c'est l'inégalité des situations entre gens qui se valent et qui ont rendu les mêmes services.

On m'a affirmé que la question des personnes a joué un très grand rôle dans la résistance que Votre Majesté a rencontrée. Pour ma part, je m'y attendais. Reconnaissez, Sire, que cette conduite qui prend le caractère d'un acharnement est bien déplorable. On a d'abord exigé ma sortie du Conseil des Ministres parce que j'avais osé, sur la demande qui m'en était faite, indiquer des chiffres vrais en remplacement de chiffres faux. On s'est opposé plus tard, Votre Majesté a bien voulu me l'apprendre elle-même, à ma nomination comme Président du Conseil d'Etat. Aujourd'hui c'est ma simple présence dans ce Conseil qu'on paraît redouter. Convenez, Sire, que sans vouloir récriminer et me plaindre et sans rechercher d'autre position, j'ai bien le droit de me demander quelle peut être la cause de cette persécution sans exemple.

Est-ce par suite d'une incompatibilité de personnes ? Non, je n'ai jamais eu aucun mauvais procédé à me reprocher envers Monsieur Fould.

Est-ce la crainte d'éprouver quelque opposition dans les mesures justes et bonnes ? On sait bien le contraire. J'ai toujours soutenu, et souvent seul, les projets favorables à l'ordre et à l'économie. Est-ce pour faire acte de puissance et montrer tout ce qu'on peut en faveur de ses amis et tout ce qu'on peut contre ceux qui, dans l'intérêt de la justice et de la vérité, ont dans quelques occasions préféré la cause de César à celle de son ministre ?

Est-ce parce que je suis un témoin importun ?

Est-ce parce qu’ayant trouvé en 1855 la situation plus grave qu'elle n'était en novembre 1861 je l'ai acceptée sans bruit et sans jeter un cri d'alarme, et que, pour l'améliorer, j'ai fait sans le promettre ce qu'on a promis depuis sans pouvoir le réaliser ?

Je me perds en conjecture ; mais je me demande si le mobile de cette conduite étrange est bien l'intérêt de Votre Majesté, intérêt qui, au lieu de diviser, devrait réunir dans des efforts communs pour votre service, ceux qui vous sont sincèrement dévoués.

Votre Majesté est trop juste et connaît trop bien les faits pour ne pas comprendre le sentiment que j'ai dû éprouver en apprenant l'opposition personnelle dont j'avais été l'objet et pour ne pas excuser cette trop longue lettre.

Je suis avec le plus profond respect, Sire, de votre Majesté, le très humble et très fidèle serviteur et sujet.

P. Magne