Cette lettre n'a pas été envoyée

[En tête : Cabinet de Son Excellence M. Magne]

Paris, le 12 mai 1864

Sire,

Au moment de partir pour Périgueux j'apprends deux faits sur lesquels je prie l'Empereur de me permettre de m'expliquer immédiatement.

Le premier est relatif à la déconfiture du Receveur Général de la Dordogne. Pour expliquer le défaut de surveillance qui a pu laisser ce fait s'accomplir on prétend, au Ministère des Finances, que ce Receveur Général est ma créature et que c'est par cette considération qu'on a eu des ménagements pour lui. Je déclare d'avance, si cette allégation était reproduite devant Votre Majesté, qu'elle est absolument, radicalement fausse. Le Receveur Général de la Dordogne a été nommé sur la proposition de Monsieur Binaud (?), longtemps avant mon arrivée aux finances ; je ne le connaissais pas même de nom. Son dossier constate que loin de le ménager, j'ai plusieurs fois usé envers lui de rigueurs qui me semblaient utiles. Je ne connais absolument rien de sa situation ; loin de moi la pensée de vouloir l'aggraver ; mais je ne peux pas accepter une responsabilité qui ne m'appartient d'aucune manière.

Le second fait a un caractère plus sérieux. On prétend, m'a-t-on dit, que la coïncidence du discours de Monsieur Thiers et de ma brochure sur les finances, est le résultat d'un concert entre nous.

La vérité est que Monsieur Thiers ne savait absolument rien de ma brochure et que je ne savais absolument rien de son discours. Ce n'est pas à Votre Majesté que j'ai besoin de répéter les motifs qui m'ont fait entreprendre cet écrit et qui ont déterminé l'époque de sa publication.

Quant à la partie du discours de Monsieur Thiers qui me concerne, j'avoue franchement que cette réhabilitation, venant d'un homme avec lequel je n'ai jamais eu l'honneur d'avoir de rapports particuliers, m'a fait du bien ; que j'ai été profondément reconnaissant et que j'ai cru qu'il était de mon devoir de l'en remercier.

D'ailleurs, en approuvant les principes suivis pendant six ans et les actes accomplis pendant cette période, Monsieur Thiers se trouve avoir rendu une éclatante justice à la gestion financière du gouvernement de Votre Majesté, pendant la moitié du règne, et précisément celle qui a été l'objet de plus d'attaques. D'un autre côté, en attaquant de front le sénatus consulte sur les crédits, en approuvant ouvertement l'organisation normale de l'armée et son effectif ; en montrant à l'Europe que la France est seule à l'état de paix ; en dissipant ainsi les injustes préventions répandues en France et à l'étranger contre le gouvernement de l'Empereur et ses tendances, Monsieur Thiers a rendu, à mon ami, précisément parce qu'il est de l'opposition, un service capital qui domine les critiques de détail qu'on a pu reprocher à son discours.

Aussi, Sire, je l'avoue franchement à Votre Majesté, je n'ai pas cru que la partie plus ou moins contestable du discours dut m'empêcher de donner, pour la partie qui me concerne, un témoignage personnel de gratitude. Ceci m'a paru si naturel, si simple, si convenable, qu'il ne m'est même pas venu à la pensée d'en parler préalablement à l'Empereur ; et que si je me suis décidé à l'introduire aujourd'hui, c'est pour ne pas laisser dénaturer ma conduite. Ainsi, voici la vérité vraie ; avant le discours je ne savais absolument rien ; j'ai été très heureux du jugement public porté sur mon compte et de la manifestation qu'il a provoquée en ma faveur, de la part de la Chambre ; j'en ai remercié l'auteur sincèrement.

Je connais trop l'Empereur pour n'être pas convaincu qu'il ne blâmera jamais un acte de bon goût accompli dans de pareilles circonstances.