Au château de Michel Montaigne par Lamothe Montravel (Dordogne), le 28 septembre 1864

 

Très cher comte, ami et voisin,

Le mouvement dont vous m'avez parlé fait tant de bruit, que malgré le silence du Moniteur, je le considère comme certain. Il prouve que le vent de la faveur s'obstine à souffler vers le côté d'où est venu tant de mal et si peu de bien. Ce fait étonne les contemporains et déroutera l'histoire. Mais, comme on vous l'a dit un jour, la logique a des mystères qui ne sont pas à la portée de tout le monde. Le mieux donc est de soumettre sa raison ; c'est ce que je fais.

Les mêmes journaux annoncent que Rouland recevra une compensation digne de ses services. Cette annonce est un hommage rendu à l'esprit de justice et de sagesse de l'Empereur. Elever des hommes nouveaux, c'est bien ! Mais oublier, abaisser les longs services et les vieux dévouements, replonger dans la foule ceux que l'éclat de leur mérite en avait fait sortir, c'est ce que n'a jamais fait un souverain soucieux de sa gloire. Cette faute n'est pas à craindre de la part de l'héritier du Grand homme qui a si bien su s'élever en élevant tout autour de lui.

Quant au Conseil privé, son organisation exigerait des changements dans les idées qui me paraissent résulter si peu de ce qui se passe que je m'habitue à ne plus rien espérer au moins de fort longtemps.

Au surplus, j'ai tant parlé et tant écrit de notes sur cette question, que mon opinion doit être usée jusqu'à la corde et qu'une nouvelle insistance de ma part irait vraisemblablement contre le but. C'est ce qui fait que je n'ai pas hâté mon retour et, qu'après réflexion, j’ai déchiré une lettre destinée à soumettre à l'Empereur de nouvelles considérations.

Savez-vous si nous serons invités à Compiègne, et vers quelle époque ? Dites-moi ce que vous en apprendrez. Ce sera peut-être la seule occasion qui nous soit offerte de remettre la question sur le tapis, et le succès de l'an dernier n'est pas fait pour nous encourager beaucoup.

Une chose qui m'afflige et qui m'effraie même c'est de songer que les hommes que l'on tient ainsi éloignés les uns des autres, les hommes que l'on habitue à placer leurs rancunes et leurs antipathies personnelles au-dessus du bien de l'Etat, les hommes à qui l'on donne le droit de s’appeler ou de s’exclure suivant l'intérêt particulier de leur amour-propre, sont destinés, par la constitution, à se trouver réunis et obligés d'agir de concert, dans des éventualités formidables. Et pourtant un seul mot ferme et résolu suffirait pour mettre à néant toutes ces velléités de prépotence, et substituer le sentiment commun du devoir à ces misérables rivalités.

C'est cette perspective de l'avenir que vous ferez bien de signaler si vous en avez l'occasion.

Mille et mille amitiés.

P. Magne

Je fais mes vendanges et je vous destine une barrique de vin venant de ma petite vigne de Saint-Emilion, l’année sera bonne.