Copie de la lettre envoyée à Monsieur Walewski le 7 août 1866

Au château de Michel Montaigne, le 7 août 1866

 

Très cher Président,

Je ne veux pas vous laisser partir sans vous rappeler que si, à votre retour des eaux, vous allez visiter votre terre et vos châteaux, vous devez également une visite à Montaigne qui désire bien ne pas vous faire crédit trop longtemps.

C'est probablement parce que je n'entends rien à la politique que j'aime à politiquer. Oui, mon cher Président, Bismarck, le Roi, La Prusse, l'Italie, la France,  l'Europe, le passé et l'avenir comparés, tant de bien graves sujets d’entretien.

A mes yeux, Bismarck n'est pas seulement un conservateur révolutionnaire; il faut être juste, c'est un véritable homme d'Etat, et un caractère. L'avenir pourra détruire son œuvre, mais combien de grands hommes sont restés grands, quoique leur œuvre ne leur ait pas survécu. Quoiqu'il arrive Bismarck fera figure dans l'histoire.

Le roi de Prusse a un mérite singulier, c'est d'avoir soutenu son ministre, à travers tous les obstacles. Si, après avoir approuvé le plan de son ministre et avoir autorisé sa mise en pratique, le roi l'avait lâché et renié au premier choc, le roi et la Prusse ne seraient pas où ils sont.

Ce que j’admire dans la conduite de ces deux personnages, c'est qu'ils ont du concevoir un système, le méditer à fond dans toutes ses parties, préparer lentement et sûrement ses moyens d'exécution, bien déterminer leur but, et, le moment d'agir étant venu, le poursuivre résolument, avec précision et constance sans se laisser intimider ni décourager par rien.

On pourra blâmer au fond cette partie, personne ne pourra dire qu'elle n'a pas été jouée de main de maître. Bismarck, le Roi, ont eu le grand mérite de diriger les événements au lieu de se laisser conduire par eux. La Prusse a grandi, c'est justice.

Quant à la France, ce que je vois de plus clair, en ce moment, c'est que les prussiens y sont détestés, leur orgueil blesse, leur conduite à Francfort révolte, mais surtout leurs succès, leur ambition, leur agrandissement, ne sont pas vu chez nous sans une vive pointe de jalousie nationale. En province, comme à Paris, je vois ce sentiment se produire avec énergie. C'est ce qu'il importe que l'Empereur sache. Pour ma part, je l’ai dit, peut-être trop crûment. La France, malgré son vif désir de la paix, ne se résignerait pas platoniquement comme l'Autriche à perdre sa situation, à descendre du premier rang de puissance militaire, au second rang. On ne pardonnerait pas à l'Empereur de n'avoir tiré de son intervention officieuse ou provoquée, de ses conseils, de son influence, d'autres résultats que d'avoir attaché à nos flancs deux puissants et dangereux voisins. Par un juste sentiment des proportions, la France se sentirait relativement affaiblie par cette nouvelle organisation et cette distribution des forces autour d'elle. A ses yeux les traités de 1815 seraient aggravés.

Hé bien ! de deux choses l'une :

ou bien, dans les arrangements qui vont suivre, la Prusse par une abnégation qui n'est guère dans la nature humaine, dans la sienne surtout, fera à la France une part telle que son rang, sa sécurité, sa prépondérance  actuelle seront équitablement ménagés ; dans ce cas quelques esprits moroses pourront bien comme les Italiens pour la Vénétie voir d'un mauvais œil que la générosité nous restitue ce que la victoire nous avait donné. Mais le grand résultat étouffera les petites récriminations. On attribuera ce résultat à un plan de conduite prémédité. L’Empereur aura triomphé sans combattre. La voix des amis de la paix et celle des patriotes se confondront pour célébrer sa sagesse. Jamais il n'aura été si grand, jamais les villes n'auront été pavoisées et illuminées avec un…. plus sincère. Telles sont mes conjectures et mes assurances.

Mais si le contraire arrive ! …oh ! Alors préparons-nous. N'être pas préparé ne peut pas servir deux fois d'excuses.

La guerre est une chose abominable, mais lorsqu'elle est dans la nature des situations, il n'y a qu'un moyen de l'éviter, c'est de ne pas la craindre. Je voudrais que l'on comprit bien que laisser la Prusse, faire comme on dit, son lit toute seule et à sa guise, c'est absolument prendre d'avance l'engagement de la déloger par la force un peu plus tard.

Mille amitiés.

P. M.

Je fais aujourd'hui soutirer votre barrique de vin qui sera en état de vous être envoyée après les vacances.