Note sur la question de Neuchâtel

 

Dans la nuit du 2 au 3 septembre dernier, les Royalistes de la principauté de Neuchâtel, au nombre de trois ou quatre cents, ayant à leur tête le comte de Pourtalès, le Comte de ..., Monsieur de ... et plusieurs autres riches propriétaires du canton s’emparaient de l’hôtel de ville de Neuchâtel et du château, siège du gouvernement en y arrêtant plusieurs Conseillers d’Etat qui administraient ce canton au nom de la Confédération. Le drapeau prussien fut immédiatement arboré sur le château et les Royalistes se maintinrent maîtres de la position environ 24 heures, mais le Préfet de Neuchâtel ayant pu s’enfuir, annonça pendant ce temps aux montagnards la revanche que les Royalistes venaient de prendre des événements du mois de mars 1848.

Les habitants des montagnes conduits par le Colonel fédéral marchèrent promptement sur Neuchâtel et après une lutte de courte durée, ils se rendirent maîtres de la ville, en y faisant prisonniers tous les chefs Royalistes qui furent fort maltraités et jetés dans les cachots du château où ils se trouvent encore aujourd’hui dans la plus triste position.

Je crois être le premier étranger qui ait pu parvenir, il y a deux mois, jusqu’à l’un de ces captifs, le Comte de ... vieillard plus que sexagénaire, né dans le canton de Neuchâtel, ancien ministre plénipotentiaire, Conseiller d’Etat de la principauté, marié à la fille de la Princesse de Hohenzolern., femme du Comte de Waldburg-..., ancien ambassadeur de Prusse en Hollande.

M’étant adressé au magistrat chargé par le Conseil Fédéral d’instruire ce procès, j’obtins la permission de visiter mon ami dans la prison à la condition pourtant d’être accompagné d’un des officiers de la garnison qui avait ordre de ne pas me perdre de vue et de se tenir toujours assez près de nous pour écouter notre conversation. Je trouvai le Comte de ... dans une petite cellule ayant pour tout ameublement un lit, une chaise et une table. Mon respectable ami, qui par la noblesse de son caractère, a su se concilier même l’estime de ses ennemis, ne se plaignait point à moi de son malheur, il m’exprima seulement la peine qu’il ressentait de n’avoir pu voir son fils, jeune homme de 20 ans en prison au ... de lui.

Comme tous les prisonniers possèdent des terres considérables dans le canton même et que l’un d’eux, le Comte de Pourtalès, jouit, dit-on, d’une fortune de plus de 500 mille livres de rente, on s’étonne dans le pays, comme ailleurs, qu’après une courte captivité ils n’aient pas été tous rendus à la liberté, d’autant plus que le gouvernement fédéral, indépendamment de leur parole d’honneur de ne pas quitter le pays, avait dans les mains une garantie plus que suffisante pour les empêcher de se soustraire à la justice.

Malgré cela, dans le but sans doute de tenir leur famille dans l’anxiété et dans l’effroi, on persiste dans les mesures les plus rigoureuses.

Lors de mon passage à Neuchâtel, cette petite ville avait encore l’air d’une place prise d’assaut de la veille. On ne rencontrait dans les rues que des officiers traînant sur les pavés d’un air menaçant, leurs grands sabres, des soldats ivres, sortant les uns des cabarets, les autres des maisons des captifs où non contents d’être nourris depuis le jour de leur victoire, ils ont souvent brisé, dans leur état d’ivresse, tout ce qui leur tombait sous la main :

“Nous les ruinerons, me disait un de ces soldats, nous sommes ici pour cela”.

Leur but sera sans doute atteint en partie car toutes ces dépenses dans les auberges, ces désordres dans les maisons particulières, ne peuvent être que ruineux, on le pense, aux familles des prisonniers.
Cependant, si la rigueur excessive du gouvernement fédéral et les excès de la milice ne trouvent aucune excuse, il faut reconnaître que les événements ont deux fois prouvé que la masse de la population du canton de Neuchâtel est suisse de cœur et d’intérêt et veut l’indépendance absolue de ce pays. La facilité avec laquelle les républicains ont pu en 1848 et en septembre dernier s’emparer du pouvoir et en chasser les Royalistes n’a que trop démontré la faiblesse de ce parti. Mais à qui la faute, si les Royalistes ont cherché à rétablir l’ordre légal dans ce canton ? C’est au Roi de Prusse qui bien loin de renoncer à ses droits sur ce petit pays, séparé de ses Etats, n’a jamais voulu délier ses sujets de leur serment de fidélité, les engageant au contraire à persévérer dans leur foi, en leur donnant maints témoignages qui prouvaient combien il tenait à le conserver. On sait qu’après les événements de 1848 le Roi Frédéric Guillaume a envoyé à chacun de ses conseillers fidèles une médaille d’or pour leur rappeler leur serment et leur dévouement à sa personne. Cependant, les Royalistes, je le sais, ne se sont jamais dissimulés leur faiblesse et si, malgré cette conviction, ils ont essayé de remettre la principauté sous la domination prussienne, ce n’est que parce qu’ils y ont été poussés et entraînés par l’espoir de l’assistance toujours promise du Roi et du Prince de Prusse. Tel est du moins, comment à Neuchâtel, on explique l’entreprise Royaliste.

En résistant aux conseils de modération et d’humanité qu’on lui donne, le gouvernement fédéral suisse, finira, je le crains, par soulever l’opinion publique contre sa cause qui semble déjà jugée en sa faveur, puisqu’on reconnaît généralement qu’il est aujourd’hui impossible que la Prusse puisse se rétablir solidement à Neuchâtel sans l’appui de son armée.

Dans cet état de choses, le gouvernement suisse ne court aucun risque à se montrer généreux envers les prisonniers, tandis qu’une lourde responsabilité pèserait sur lui, si à l’entrée d’un rigoureux hiver, par suite des souffrances physiques et morales qu’ils endurent depuis quatre années, quelques-uns d’entre eux venaient par malheur à succomber.

D’un autre côté, la Suisse ne doit-elle pas craindre que son refus obstiné ne force la Prusse, si engagée d’honneur, à recourir aux puissants moyens dont elle dispose, en occupant par exemple comme gage la ville de Schaffhouse, pays limitrophe de sa Principauté de Hohenzollern ?

D’autre part, ces difficultés ne fourniraient elles pas aussi un prétexte à l’Autriche d’entrer dans le canton de ... pour y régler ses anciens démêlés ? La Suisse doit, il me paraît, y penser sérieusement et ne pas oublier qu’aux périls extérieurs viendraient se joindre encore les dangers intérieurs. Je veux parler du mécontentement toujours croissant des cantons catholiques qui se souviennent de la manière dont ils ont été traités après la guerre du Sonderbund et qui ne demanderaient pas mieux qu’on leur fournisse l’occasion de prendre leur revanche ; le canton de Fribourg si voisin de celui de Neuchâtel serait le premier à se lancer dans cette lutte.

En résumé, l’honneur, la prudence et l’intérêt doivent conseiller à la Suisse de céder aux vœux de l’opinion publique et des puissances armées : si elle s’y refuse, elle se jettera dans des complications fort dangereuses dont on ne peut prévoir l’issue.