Mémoire sur la colonisation de l’Algérie
28 folios simples

 

[D’une autre main : rapport non daté - vraisemblablement rédigé vers 1834 à 1835]

 

Mémoire

 

Le gouvernement français paraît décider à conserver les possessions qu’il a successivement acquises dans le nord de l’Afrique ; sans discuter, ici, les arguments de ceux qui, considérant cette conquête comme un fardeau inutile, auraient voulu qu’on l’abandonnât, je me bornerai à faire observer que rien n’eût été plus impopulaire et par conséquent plus impolitique.


Cette question résolue, celle  qui se présente et qui jusqu’à ce jour n’a pas été tranchée, c’est le système d’occupation. Essaiera-t-on de coloniser, et pour cela, d’étendre la domination française dans l’intérieur du pays, en en chassant les habitants ? Tâchera-t-on de les soumettre et de les civiliser, ou, enfin, se bornera-t-on à conserver les villes et les forts que l’on possède aujourd’hui en les considérant comme des points militaires, des postes maritimes ou des comptoirs de commerce.


Dans ces trois alternatives, la dernière seule me semble praticable, et je crois qu’il est facile de rendre évident que non seulement les avantages très précaires qui résulteraient des deux premières seraient aux dessous des sacrifices indispensables pour tenter de les mettre à exécution, mais encore que par la nature même des choses, tout essai de ce genre n’aurait pour le moment aucune chance de succès.


Ce premier point établi, il restera à déterminer qu’elle est la politique qu’il convient d’adopter avec les indigènes, et à examiner si l’expérience de quatre années ne nous a pas fourni, à cet égard de données certaines.


Les possessions françaises dans le nord de l’Afrique sont situées dans les trois provinces de Tlemcen, de Titeri et de Constantine, connues anciennement sous le nom de régence d’Alger, comprenant une étendue d’environ 200 lieues de long sur 40 ou 50 de large, et se bornent à la ville d’Alger et aux campagnes environnantes, à celle d’Oran, au pont d’Arzen et de Mers el Kébir, enfin aux villes de Mostaganem, de Bône et de Bougie. Ces différents points sont sans nul doute les plus importants et les seuls débouchés de cette partie de l’Afrique. Les ayant entre nos mains, nous pouvons bloquer en quelque sorte toute la régence, empêcher que des armes, des munitions, des secours d’une nature quelconque ne parviennent aux habitants ; mais ils ne nous assurent pas pour cela la domination du pays.


Pour être à même de coloniser, il faudrait donc commencer par conquérir les terres où l’on voudrait établir des colons ; la conquête n’en serait pas difficile, mais il n’y aurait d’autre moyen de les occuper paisiblement que d’établir autour de la colonie une ligne de postes avancés comme un cordon sanitaire, ou bien une muraille comme celle que les Chinois ont élevée contre les incursions des Tartares. Je pense qu’il est inutile de faire ressortir l’impossibilité de pareils moyens, et tout autre serait insuffisant pour protéger les colons contre les indigènes qui ne manqueraient pas de revenir, quelle que soit la distance à laquelle on les aurait refoulés et de mettre à feu et à sang les habitations de ceux qu’ils regarderaient comme leurs spoliateurs, et contre lesquels ils seraient excités pour le fanatisme religieux, le désir de la vengeance et l’espoir du butin. La crainte de quelques forts où garnisons rapprochés ne les arrêterait pas, car ils se retireraient précipitamment après avoir accompli leurs desseins, et reviendraient sur les points où ils ne seraient pas attendus. Faisant donc abstraction de toutes les autres difficultés qui s’opposent à la colonisation, cet obstacle seul la rend impraticable.


Quant à l’idée de soumettre les indigènes pour les civiliser, il suffira  d’étudier leur état et leur nature pour en sentir toute l’impossibilité ; je vais tâcher de l’exposer en peu de mots.


Les peuples de la Régence d’Alger se divisent en Arabes ou habitants de plaines, en Kabayles ou montagnards et en Maures ou habitants des villes. Les Arabes et les Kabayles ayant à peu près le même caractère et leur position étant absolument identique, je les comprendrai sous le nom général d’Arabes. Ils sont fiers, courageux, fanatiques, cruels, avides, insouciants et malpropres. Les Maures aussi sales et aussi avides qu’eux sont plus actifs, moins fiers, moins courageux et moins fanatiques. Les Turcs les avaient entièrement soumis, et ceux d’entre eux qui ont conservé leurs établissements dans les villes dont nous sommes en possession se résignent, sans trop de répugnance, à supporter la domination française. D’ailleurs, pour s’y soustraire, ils seraient obligés d’abandonner leurs propriétés, leur commerce et quelques habitudes de civilisation que leur séjour dans les villes commerçantes leur a fait contracter ; aussi leur fanatisme a-t-il cédé à leurs besoins et à leur avidité. Les Arabes au contraire qui sont nomades, qui n’ont d’autres besoins que ceux qu’ils peuvent satisfaire partout où ils posent leur tente et sont peu sensibles à la crainte, n’ont jamais été entièrement soumis aux Turcs, bien qu’à leurs yeux ceux ci n’eussent pas comme les chrétiens le tort d’être infidèles.


Il n’y a donc aucun motif assez puissant pour l’emporter sur leur esprit d’indépendance et sur leur fanatisme, et sur l’espoir du butin qui les excite contre nous, pour les déterminer à subir la domination des infidèles.


De notre côté quel moyen aurions-nous de les y forcer ? Si nous marchions contre eux, ils abandonneront leurs terres et se retireront devant nos troupes, mais en les harcelant dans leur retraite avec une hardiesse et une audace incroyables, tous nos efforts n’amèneront aucun résultat ; ce sera toujours à recommencer. D’ailleurs l’expérience que l’on a acquise depuis quatre ans, en Afrique, vient à l’appui de ce que j’avance. En effet, est-on parvenu à soumettre une seule tribu ? A-t-on osé établir des colons dans un coin de terre quelconque qui ne fût pas immédiatement sous le canon de quelques forts ? Ainsi donc puisqu’on ne peut ni coloniser en chassant les habitants, ni les subjuguer, le seul parti qui reste (pour le moment au moins) est de se contenter d’occuper les villes et les forts et de tâcher par une sage politique de préparer pour l’avenir des résultats plus avantageux.


S’il est devenu évident, d’après ce qui précède, qu’il faut renoncer à subjuguer pour civiliser, je vais tâcher de rendre aussi clair que pour subjuguer il faut civiliser : en effet, si nous parvenions à fixer ces peuples nomades, à leur prouver l’avantage qu’il y a à posséder des habitations stables, au lieu de tentes qu’ils transportent cinq ou six fois par an, et à leur faire goûter les jouissances de notre civilisation, en un mot si nous leur faisions se créer des besoins, nous les rendrions dépendants : comme les Maures ils aimeraient mieux se soumettre à une domination douce dont ils auraient appris à apprécier tous les avantages, que d’abandonner leurs propriétés et de reprendre leur vie sauvage.


Le temps seul peut amener ce changement, mais encore faut-il tâcher d’en préparer les voies. Le premier pas indispensable, c’est de faire cesser les hostilités qui  durent depuis quatre années, et qui ne font que fortifier les préventions des Arabes contre les chrétiens et éloignent de plus en plus le moment du rapprochement. La paix conclue à Oran est la preuve qu’une paix avec eux n’est pas impossible ; mais on concevra facilement qu’il serait inutile d’essayer de se mettre en relation d’alliance avec les différentes tribus qui n’offriraient isolément aucune garantie, et qui, enhardies par l’impunité dans laquelle nous serions obligés de laisser, pour la plupart du temps, leur manque de foi, faute de pouvoir aller les chercher dans l’intérieur du pays, enfreindraient les traités conclus, dès qu’ils croiraient n’en avoir plus besoin. Et d’ailleurs il ne nous suffirait pas d’être en paix avec telle ou telle tribu, le résultat que nous devons nous proposer est la pacification générale qui, pour être complète, doit non seulement exister entre les indigènes et nous, mais encore entre eux-mêmes afin de substituer peu à peu des habitudes paisibles à leur vie nomade et belliqueuse et afin d’assurer les communications et le commerce dont nos ports deviendront les comptoirs. On ne pourra espérer y réussir qu’autant qu’ils seront eux-mêmes soumis à une autorité de leur choix, dont la force soit assez grande pour faire régner parmi eux l’ordre et la tranquillité, et pour assurer la stricte observation du traité conclu avec nous. Dans la province d’Oran cette autorité existait ; on a su en profiter en se la rendant favorable par une paix dont les conditions sont franchement exécutées et les résultats sont là pour démontrer les avantages de cette politique.


En effet, quand les Turcs furent chassés d’Alger, les Arabes de toute la régence pensèrent à s’affranchir entièrement de leur joug. Alors un marabout Sherif, c’est-à-dire du sang du prophète, respecté de toute la province de Tlemcen commença à réveiller l’esprit d’indépendance de ces peuples, par des prédictions que lui et les siens répandaient, et qui étaient toujours écoutées avec vénération. Il disait que de la plaine d’Akès devait sortir le régénérateur du pays, destiné par Dieu à chasser les Turcs et à élever la puissance des Arabes au plus haut degré. Il fit porter ces prédictions sur son fils Abd-el-Kader, jeune homme de 24 ans, marabout comme lui et dont l’esprit vraiment supérieur ne le cédait en rien à l’ardeur guerrière. Quand le Bey d’Oran rendit cette ville, les Turcs et les Colliouglis qui étaient à Mascara en furent chassés par les Arabes dirigés par ce marabout ; ensuite il fit reconnaître son fils comme Sultan des Arabes, prince des croyants, ... Les Français avaient pourtant remplacé les Turcs ; ce fut en prêchant une croisade contre ces infidèles qu’il affermit et étendit le pouvoir de son fils sur presque toute la province de Tlemcen dite d’Oran. Il profita du temps où nous restions tranquillement renfermés dans nos murs pour réunir sous sa domination, à l’aide du fanatisme et des marabouts qui lui étaient presque tous dévoués, les populations de presque tout le pays.


Lorsque plus tard le Général Desmichels, ayant reconnu la nécessité de punir l’audace de ces peuplades, sortit de ses murs et aller châtier les Parabats qui étaient les plus voisins et les plus acharnés contre nous, Abd el Kader, voulant en tirer vengeance, réunit jusqu’à 12.000 cavaliers et vint dans la plaine d’Oran offrir le combat. Le Général alla à sa rencontre, et avec 3.000 hommes et 12 pièces de canon soutint le choc des arabes et leur fit payer cher leur audace ; il s’empara ensuite successivement d’Oran et de Mostaganem, mais dès lors imbu de l’idée qu’une paix avec Abdel-Kader ne serait pas impossible, et était à désirer, il profita de pourparlers à l’occasion des prisonniers de guerre pour jeter quelqu’idée de cessation d’hostilité. “Vous vous tenez toujours près de vos murailles, lui écrivait le jeune Bey, mais venez en plaine vous mesurer avec moi et nous verrons lequel des deux doit rester maître du pays”.


Le Général sentit alors qu’un arrangement ne serait possible que quand nous aurions prouvé à ces peuplades et à leur chef combien était impuissante leur bravoure sauvage contre notre tactique et nos moyens de guerre : à cet effet, il rencontra les arabes dans une vaste plaine à 8 lieues d’Oran. Ils avaient environ 10 000 hommes dont l’ardeur guerrière vint se briser sans aucun résultat contre 2 500 français et 12 pièces de canon qui en firent un carnage effroyable. “J’ai été vous rencontrer dans la plaine”, écrivait le général Desmichels après cette victoire, “décidez maintenant qui doit rester maître du pays”.
Abdel-Kader voyant dès lors l’impossibilité de lutter avec nous, reconnaissant d’ailleurs les avantages qu’auraient pour lui et les siens un traité qui pacifiait le pays et permettait le facile écoulement des productions du sol consentit à accepter les conditions qui le rendaient non le sujet, mais l’allié des français. La paix fut donc signée.


De quelqu’importance que fût ce premier résultat, tout était encore à faire : en effet la pacification ne pouvait être la suite de la cessation des hostilités qu’autant que nous parviendrions à détruire les préventions de ces peuples contre les chrétiens, et que nous leur apprendrions à avoir assez de foi dans notre parole pour ne pas appréhender de venir dans nos villes et à nos marchés apporter leurs denrées, avec la certitude d’y trouver une justice prompte et rigoureuse contre ceux qui voudraient leur faire tort.
Le général Desmichels sentit parfaitement cette position, et ne négligea rien pour leur inspirer cette confiance qui pouvait seule consolider nos rapports avec eux. Il y parvint à un tel point que nos marchés sont remplis d’indigènes qui viennent des tribus les plus éloignées avec plus de sécurité qu’ils ne le faisaient du temps des Turcs, et je ne puis donner une meilleure preuve des progrès que nous avons faits depuis huit mois dans leur esprit, qu’en assurant que plusieurs chefs des plus acharnés contre les chrétiens, appréciant aujourd’hui les avantages de notre alliance, emploient tous les moyens en leur pouvoir pour susciter une rupture entre le Bey et nous afin d’être à sa place reconnus par la France.


Pour apprécier les avantages de la politique suivie à Oran, examinons sa position avant la paix, ce qu’elle est devenue depuis et ce qu’elle promet pour l’avenir. La ville était comme en état de siège, aucun approvisionnement n’arrivait au marché, il était impossible d’avoir des troupeaux puisque les Arabes tenaient la campagne et s’enhardissaient jusqu’à venir des hauteurs environnantes tirer des coups de fusil dans la ville; aussi la garnison était-elle dans un état déplorable : les provisions de toute espèce étaient hors de prix ; les soldats sont restés jusqu’à 40 jours ne mangeant que de la viande salée. Outre cela il fallait être nuit et jour sur pied pour repousser les attaques des assiégeants. Afin de remédier à ce triste état des choses on fut obligé de faire des sorties et de tâcher d’enlever quelques troupeaux pour approvisionner la ville. Les combats que nous livrions, quelqu’avantageux qu’ils nous fussent, avaient l’inconvénient de faire répandre le sang français inutilement, car ils étaient sans résultat et c’était toujours à recommencer ; je laisse en outre à penser si cet état de choses qui obligeait à tout faire venir de France était coûteux ?


Depuis dix mois que la paix dure il n’y a pas eu une goutte de sang français répandue, toutes espèces de denrées abondent aux marchés, le commerce prend tous les jours un plus grand développement, les communications sont si faciles que des officiers et des marchands vont à quarante lieues dans l’intérieur, accompagnés d’un seul Arabe pour leur servir de passeport. Les vivres étant à très bas prix, le soldat a de tout en abondance, et l’Etat a été à même de trouver depuis huit mois 800 000 francs d’économies provenant tant de la diminution des dépenses que de l’augmentation des revenus ; et, ce qui est plus important encore, c’est le rapprochement qui a eu lieu entre les indigènes et nous, dont le tableau que je viens de tracer est la preuve ; et c'est d’autant plus étonnant que nulle part ils n’avaient été aussi exaspérés qu’à Oran par les mauvais traitements que l’on faisait éprouver à ceux qui tombaient entre nos mains. J’ai moi-même voyagé dans l’intérieur du pays, et l’accueil que j’ai reçu partout donne la mesure du changement qui s’est opéré depuis huit mois de paix.


Déjà on les voit acheter une quantité d’objets de commodité qui leur étaient à peu près inconnus, ce qui tend évidemment à leur créer des besoins et à amener peu à peu un degré de civilisation qui seul peut les rendre dépendants de nous.


Si la paix dure, le développement que prend chaque jour le commerce peut rendre Oran un comptoir important ; car les laines, les grains et les bestiaux, dont le prix est environ moitié de celui de France, doivent nécessairement amener ce résultat. Les chevaux de ce pays, qui sont souples dans leurs mouvements, durs à la fatigue et habitués à se passer de tout, peuvent aussi venir remonter notre cavalerie légère à la place des chevaux allemands, ce qui pourrait être de quelqu’importance en cas de guerre avec le Nord en ajoutant encore à  cela qu’on les aurait à meilleur marché.


Il me semble donc que l’expérience des faits prouve suffisamment que la politique la plus avantageuse à adopter dans toute la régence est sans nul doute celle que l’on a suivie à Oran. Mais comment l’appliquer aux provinces d’Alger et de Constantine ? Essayerons-nous d’y nommer un bey ; mais par là même qu’il aura l’investiture française il n’aura plus aucune influence, il ne sera aux yeux des Arabes que le support des chrétiens, et s’il n’est pas soutenu par nos baïonnettes, il sera victime du fanatisme.


A Constantine il y a un Bey ; mais il ne veut pas entrer en accommodement avec nous. Se reposant sur ce que nous ne nous donnerons jamais la peine de pénétrer jusqu’à lui. De plus il est Turc et, par ce fait, n’a d’autre influence que celle de la force qui ne s’étend pas au-delà des tribus les plus rapprochées de la ville. Ainsi donc, ferait-il un traité, jamais ce traité n’amènerait la pacification de la province.


Un seul moyen se présente, et si nous le laissons échapper, peut-être n’en retrouverons nous pas de sitôt qui puisse le remplacer ; une politique routinière et méticuleuse et qui voudrait appliquer des maximes reçues en Europe à un pays aussi différent que l’Afrique pourrait seule y trouver quelques objections ; mais je m’empresserai d’aller au-devant et de les analyser en détail pour prouver combien peu elles sont applicables.


Abdel Kader, comme je l’ai dit plus haut, a pour lui les Marabouts de toute la régence ; en outre, sa qualité de shérif ou descendant de prophète lui donne un grand empire sur les musulmans. Le prestige de puissance nationale dont il s’entoure agit vivement sur l’esprit d’indépendance des arabes et des Kabayles ; aussi, de tous côté, les principaux chefs des provinces de Titeri et de Constantine même, envoient près de lui des députations pour l’engager à venir chez eux et à se faire reconnaître sultan de tous les arabes. Je citerai parmi ces envoyés le chef de ... et Sidi Ali, le grand marabout de Méliana, dont l’influence à Méliana et dans cette partie du pays est très connue ; en outre, j’ai vu les lettres de Hadi Mohamet Benzamum et de Sidi Ben hamet Benissen, les chefs les plus puissants parmi les Kabayles des environs de Bougie, qui lui répondent de la soumission de toutes les tribus de cette province. Il a même reçu des protestations de dévouement du principal ministre du Bey de Constantine, qui lui donne l’assurance que s’il vient à Constantine, le Bey n’aura d’autre défense que les Turcs et les Colliouglis. Ainsi tous les renseignements que nous avons été à même de prendre nous donnent des raisons de croire qu’il n’a qu’à se présenter pour être partout salué sultan et obéi comme tel, et je ne doute pas qu’il ne soit assez fort pour chasser le Bey de Constantine qui serait le seul ennemi qui pût lui opposer quelque résistance. Examinons, maintenant quelles sont les raisons qui pourraient nous engager à mettre opposition à une combinaison qui tend si directement au but que nous nous proposons, c’est-à-dire à la pacification générale et cela sans aucun sacrifice de notre part.


La première est qu’en traitant avec Abdel Kader comme avec un allié, c’est abandonner le droit de souveraineté sur les Arabes, que la conquête nous a acquis.


La seconde est que le laissant réunir sous sa domination les indigènes de toute la régence, il pourrait se tourner contre nous et alors nous devenir redoutable.


Pour répondre à la première objection, je demanderai si depuis quatre ans que nous avons trente mille hommes en Afrique, nous sommes parvenus à exercer une souveraineté quelconque sur les habitants du pays intérieur ? Tout le monde sait que l’on n’a pas réussi à soumettre une seule tribu. je crois d’ailleurs avoir suffisamment prouvé l’impossibilité d’exercer cette domination par la force, et quant à l’exercer par les voies de persuasion, il faut pour y parvenir commencer par détruire leurs préventions contre nous; ce qui ne peut qu’être la suite du contact et des relations amicales qui, elles-mêmes ne peuvent avoir lieu que par la paix, et la paix n’est praticable qu’en traitant les Arabes en alliés ; car l’expérience nous a prouvé que dans l’état actuel, rien ne les fera consentir à se reconnaître sujets des chrétiens.


Ainsi donc, s’il est constant qu’il n’y a aucun moyen d’exercer dès à présent la souveraineté à laquelle nous prétendons avoir droit, peut-on alléguer la crainte de compromettre ce droit pour empêcher de suivre la seule voie qui puisse en rendre un jour l’exercice possible. Je m’abstiendrai de qualifier la politique qui consacrerait un pareil système ; en tous cas elle ne serait certainement pas machiavélique.


Quant à la seconde objection : si Abdel Kader se tournait contre nous, il ne pourrait nous devenir redoutable que de deux manières : activement et passivement. Activement en venant nous assiéger dans les villes et forts que nous occupons pour nous forcer à les évacuer ; passivement en empêchant les indigènes d’avoir aucune communication avec les Français, en leur faisant diriger leur commerce vers les ports de Maroc ou de Tunis, enfin en les entretenant à cet effet, dans une haine fanatique contre les chrétiens.


Dans le premier cas, examinons les forces dont Abdel Kader pourrait disposer contre nous.


Quand il était au fait de sa puissance, quand les tribus de la province d’Oran, unies par le fanatisme religieux et par le désir de la vengeance, marchaient sous ses drapeaux, il ne put rassembler, au centre même de ses forces, que 12.000 hommes ; mais après la paix qu’il fit avec nous plusieurs chefs se révoltèrent contre lui, les uns par fanatisme, disant qu’il était devenu chrétien et qu’il n’était plus l’élu de Dieu, les autres par le désir de se soustraite au tribut qu’il leur imposait. Il les a tous forcés à la soumission, mais ils épient le moment de lui échapper, et en tous cas, ils ne lui fourniraient pas leur contingent s’ils le croyaient en danger. D’autres chefs de tribus comme je l’ai déjà dit plus haut, ayant été à même par les fréquentes relations qu’ils ont eues avec nous de revenir des préventions qu’on leur avait inspirées contre les chrétiens et d’apprécier la loyauté avec laquelle nous soutenons Abdel kader, depuis qu’il est notre allié, non seulement ne lui fourniraient pas leur contingent, mais viendraient même s’offrir à nous pour le combattre, dans l’espoir de le remplacer par notre appui. Ainsi donc, aujourd’hui, il serait loin de pouvoir rassembler dans la province d’Oran des forces aussi considérables que celles qu’il y réunit avant la paix.


Maintenant je crois qu’il ne sera pas difficile de prouver que si sa puissance s’étendait sur la province d’Alger et de Constantine, il ne serait pas à même de rassembler devant Oran, Alger, Bône, ou Bougie, un plus grand nombre de troupes qu’il n’est à même de le faire aujourd’hui, n’était pas souverain de Tlemcen.


La population de la province de Tlemcen, sur laquelle il exerce sa domination, est évaluée à environ 1 200 000 âmes ; celle de toute la régence ne monte guère qu’à 2 200 000 âmes ; on voit donc que c’est plus de la moitié ; en outre, les peuples qui la composent sont les plus belliqueux ; en fixant à 10 000 hommes l’armée qu’il pourrait réunir devant Oran, il s’en suivrait que dans les deux autres provinces en supposant qu’il y trouve un dévouement aussi grand que dans le pays où il est né, l’armée qu’il y rassemblerait se monterait à 8.000 hommes.


On sait bien que les Arabes ne forment pas des troupes disciplinées, réglées et payées, ayant des magasins, ou traînant à leur suite leurs approvisionnements, et que l’on puisse faire mouvoir à volonté à 100 ou 200 lieues. C’est une levée en masse ; chaque cavalier monte à cheval, prend un peu  de nourriture pour lui et pour son cheval, se rend au rendez-vous, et suit bien le chef à 20 ou 30 lieues, dans l’espoir d’être dédommagé de ses fatigues par le butin ; mais jamais on n’obtiendrait de lui de s’éloigner de 100 lieues de son douare où est sa famille, où sont ses bestiaux et ses tentes, sachant surtout qu’il les laisse exposés aux coups des Français qu’il va attaquer sur un autre point. Ainsi, si  c’est contre Alger que le Bey marche, les tribus de la province d’Oran qui resteront exposées aux sorties de la garnison de cette ville, n’enverront jamais leur contingent à une expédition si lointaine, restant elles-mêmes sans défense : à l’exception d’un millier de cavaliers qui dévoués à Abdel Kader et nourris par ses ordres sur le pays qu’ils traverseraient, le suivraient partout. Il ne pourrait, en outre, compter que sur le contingent de la province où serait le point d’attaque. Ainsi en portant ce nombre au maximum, il serait de 10 000 hommes ; et l’expérience nous a prouvé qu’avec 3 000 hommes, nous pouvons non seulement soutenir l’attaque de 12 000 Arabes derrière nos murailles, mais nous pouvons encore sortir en plaine et les punir de leur audace.


Quant à la possibilité de former des troupes réglées, je ferai observer qu’il faudra bien du temps avant que les Arabes puissent changer sans désavantage leur manière de combattre contre la tactique des soldats d’Europe ; les essais qu’ils voudraient faire dans ce genre seraient tout à notre profit. Ainsi j’ai vu les 800 fantassins qu’il a tâché de civiliser à l’européenne depuis la paix, et j’ose assurer qu’ils ne seraient bons qu’à servir de trophée au premier peloton de 30 hommes qui aurait le bonheur de les charger ; il en est de même de son artillerie qui se compose de quatre pièces de calibre et de forme différents, montées sur des affûts qui les rendent absolument impropres à tout service ; et comme tous les perfectionnements qu’Abdel Kader pourrait y apporter passeront par nos mains, nous serons libres d’en restreindre l’emploi si nous le jugeons convenable. Il ne peut donc activement nous devenir redoutable dans aucun cas ;  voyons ce qu’il peut faire passivement contre nous.


S’il interdisait aux Arabes toute relation avec les Français, tous ceux qui seraient habitués à venir à nos marchés et qui y auraient trouvé leur intérêt, qui, du reste, n’auraient eu qu’à se louer de nos bons procédés à leur égard, ne rompraient pas volontiers pour aller exporter leurs produits par Maroc ou par Tunis. D’autant plus que le Bey n’aurait plus entre les mains le grand levier du fanatisme qui aurait été brisé par la paix ; et il est plus que probable qu’au moins les tribus voisines de nos villes l’abandonneraient dans ce cas pour se rallier à nous, et, fortifiés de chefs ambitieux, qui sollicitent l’avantage d’être mis par la France à sa place, formeraient une force suffisante pour neutraliser ses efforts, même pour le renverser ou du moins le refouler jusqu’au désert.


J’ai  voulu commencer par prouver l’impossibilité où il serait, dans un cas quelconque, de nous devenir redoutable de quelque manière que ce fût, pour prévenir d’avance toutes les objections que l’on pourrait faire : mais maintenant qu’il me soit permis de demander si l’on peut raisonnablement admettre qu’il songerait à tourner ses armes contre nous. Ceux qui pensent qu’il pourrait être à redouter et qui lui supposent cette idée, doivent nécessairement lui reconnaître quelque mérite, de la finesse, au moins du sens commun. Or connaissant nos forces, qu’il a été à même d’apprécier, sachant les ennemis qu’il a dans le pays et les envieux qui désirent être mis à sa place, il faudrait un motif très puissant pour lui faire braver toutes ces difficultés et jouer son existence. Eh bien ! Que pourrait-il gagner à rompre avec nous ? Rien, absolument rien. Si par le traité il s’était reconnu vassal de la France, ce serait différent : on pourrait alors lui supposer, avec quelqu’apparence de raison, l’intention de secouer le joug ; mais étant notre allié, et trouvant tout avantage dans notre alliance, il ne pourrait avoir d’autre but, en rompant, que de nous chasser des villes ou des ports que nous occupons, et ce serait lui refuser la plus légère ombre de raison, que de lui en supposer l’idée. Il en serait donc ici comme dans toutes les transactions entre peuples ; la plus forte garantie de la conservation d’une paix est quand elle assure les intérêts réciproques des contractants, et qu’elle n’est pas arrachée par la nécessité à une des deux parties au profit de l’autre.


Je crois, en résumé, qu’il en appert que la crainte qu’il puisse nous être redoutable, s’il venait à rompre la paix, après avoir étendu sa puissance sur toute la régence, est une crainte tout à fait illusoire et qui ne peut être conçue que par ceux qui n’ont qu’une connaissance superficielle de l’état des choses en Afrique ; que, par conséquent, rien ne s’oppose à ce qu’on se serve d’Abdel Kader pour établir la pacification. Je dirai même que ce serait une grande faute de ne pas saisir l’occasion qui se présente ; car lui seul, pour le moment, peut amener cet état de choses qui, évidemment, est celui auquel une sage politique doit nous faire tendre. Si, comme je l’ai dit plus haut, il se tournait contre la France, de nombreux compétiteurs, même puissants, se présenteraient à sa place, mais jamais ils ne pourront avoir comme lui une influence assez générale sur les indigènes de toute la Régence pour le remplacer. Ce seraient, d’ailleurs, les généraux d’Alexandre se disputant ses dépouilles, et alors les hostilités qui éclateraient entre eux finiraient par nous entraîner aussi, soit pour les uns, soit pour les autres. Les communications et le commerce seraient entravés, et nous nous éloignerons de notre but, qui doit être la pacification à tout prix.


Dans ce moment, il faut prendre une décision à cet égard ; car Abdel Kader veut prendre possession de la province de Titeri où il est appelé : “J’ai fait la paix avec tous les français”, nous dit-il, “les tribus de la province d’Alger sont en hostilité avec vous, une fois qu’elles me seront soumises la paix y régnera comme à Oran. Pourquoi donc voudriez-vous vous opposer à ce que j’allasse pacifier tout ce pays ?»


Il est à craindre que, si nous nous y opposons, il n’en persiste pas moins dans sa résolution ; alors il faudrait nécessairement rompre avec lui la paix, et perdre tous les avantages qu’elle nous procurait déjà et qu’elle nous promettait pour l’avenir. J’ai dit qu’il ne nous serait pas difficile de renverser Abdel Kader, mais ce serait briser un instrument que le hasard met entre nos mains, qui, dans aucun cas, ne peut nous nuire, et que nous pouvons faire servir très utilement à nos intérêts.
Pour me résumer :


Il y a impossibilité de coloniser avant qu’une paix stable ne soit établie, car il n’y aurait aucun moyen de protéger suffisamment les colons contre les incursions des indigènes qui reviendraient toujours reprendre les terres dont on les aurait chassés.
On ne parviendra à soumettre les Arabes qu’en les civilisant, ce qui ne peut être que la suite de la paix.


Enfin, le seul moyen de tirer parti, dès à présent, des villes et des ports que nous occupons est d’établir des relations de commerce avec les populations de l’intérieur, ce qui ne peut être encore que la suite de la paix.


Tout ce que j’avance est appuyé sur l’expérience de quatre années d’occupation. Nous avons été à même de former un jugement d’après les différents essais qui ont eu lieu : il ne s’agit donc que de comparer les résultats des divers systèmes ; et je crois qu’il en résulte d’une manière irréfragable, que la politique à adopter est la pacification générale du pays. Des difficultés inhérentes à la nature des choses la rendent fort difficile ; pourtant il se présente en ce moment une occasion qui peut, sinon donner la certitude de réussir, au moins présenter des grandes probabilités de succès.


Un homme se trouve en position d’exercer une influence assez générale sur toutes les populations de la régence, pour pouvoir faire régner parmi elles l’ordre et la paix ; cet homme est déjà en relations avec nous, et nous n’avons qu’à nous louer de sa bonne foi ; aujourd’hui, en le laissant faire, il répond de pacifier tout le pays ; que risquons-nous de lui donner notre agrément ? Si nous avons un droit de souveraineté acquis par la conquête, concédons le lui par un traité, et, dans le cas où la paix serait rompue, ce droit de souveraineté nous reviendrait consacré par la reconnaissance implicite de ceux qui en auraient accepté la cession ; alors les progrès qu’aurait fait notre influence nous donneraient les moyens d’exercer de fait cette souveraineté.


Qu’il soit stipulé par ce traité que toute la côte doit rester en notre possession, afin que les habitants n’aient aucune relation avec l’extérieur qui ne passe par nos mains, et nous pourrons, dès à présent, tirer de ce pays tout le profit qu’il est susceptible de produire. Ajoutez encore qu’une certaine partie de terre que vous vous réserverez est destinée à établir des colons, et que le signataire du traité vous réponde des violations de territoire qui pourraient avoir lieu.


Ce sera alors à lui à nous garder. L’intérêt qu’il aura à notre alliance sera la garantie de l’exactitude avec laquelle les conditions stipulées seront exécutées. On pourra par ce moyen tenter la colonisation qui, pourtant, même dans ce cas, me paraît présenter bien peu de chances de succès.


Enfin, je crois avoir prouvé clairement que ce traité, loin de donner à celui avec lequel nous le conclurions une augmentation de force que nous pourrions avoir un jour à redouter, aura au contraire, pour résultat immédiat l’accroissement journalier de notre influence sur les populations, au détriment de ceux qui voudraient devenir nos ennemis.


En un mot, il faut opter entre deux systèmes politiques.

 

Note : le texte est incomplet